Florence, Ariane à Naxos au Teatro della Pergola
Un spectacle extrêmement agréable dont on espère qu’il prendra le chemin d’autres théâtres, il mérite amplement !
Conversation en musique et méta-théâtralité
Il est bien connu que la première version de l’opéra de Strauss, un divertissement inspiré du Bourgeois gentilhomme de Molière réadapté par Hofmannsthal en deux actes et mis en scène par Max Reinhardt, a été présentée au théâtre de la Cour de Stuttgart le 25 octobre 1912 lors d’une représentation de six heures. Après des reprises à Zurich, Prague et Munich, la version que nous connaissons aujourd’hui a été montée au théâtre de la Cour de Vienne en octobre 1916, la pièce de Molière étant remplacée par un prologue de style conversation musicale où le discours du majordome se mêle au chant. Cela explique le caractère presque « expérimental » de cette œuvre, qui reprend le thème de la méta-théâtralité (si cher au XVIIIe siècle, et même au-delà), c’est-à-dire une parodie du monde du théâtre . Strauss et Hofmannsthal avaient en cela eu d’illustres prédécesseurs : Cimarosa (L’impresario in angustie), Martini (L’impresario delle Canarie), Gassmann (L’opera seria), Mozart (Der Schauspieldirektor), Salieri (Prima la musica poi le parole) et même Donizetti (Le convenienze e inconvenienze teatrali). Le compositeur reviendra sur ce thème avec son dernier opéra, Capriccio.
Le Teatro della Pergola : un lieu parfaitement adapté à l’œuvre et à cette interprétation
Les villes qui ont la chance d’avoir deux théâtres disponibles pour l’opéra peuvent utiliser le plus petit pour les opéras à petit effectif, comme Florence l’a toujours fait (à une exception près en 1977). Ariadne auf Naxos est donc mis en scène dans le magnifique Teatro della Pergola où la première représentation en Italie dans la langue originale allemande eut lieu en 1959. Habituellement, l’opéra de Strauss est plutôt mis en scène dans de grandes salles, comme le Regio de Turin, qui a vu sa première italienne le 7 décembre 1925 en langue italienne, ou la Scala dans la production de 2019.
Dans la salle XVIIIe siècle de La Pergola, les dimensions mettent en valeur le son particulier que Daniele Gatti, le nouveau chef principal du Maggio, parvient à créer et qui se caractérise par une grande variété de couleurs et de dynamiques, lesquelles vont de la transparence chambriste du Prologue aux moments plus intenses de la deuxième partie – jusqu’à l’exaltation finale qui fait entendre le ténor à l’unisson avec l’orchestre, avec un ré bémol qui rappelle la conclusion de la Götterdämmerung de Wagner ! Entre ces deux extrêmes, on admire l’équilibre parfait entre la fosse et la scène et la précision de la direction des chanteurs, malgré le remplacement de dernière minute de certains interprètes. C’est le cas de la Zerbinetta de Jessica Pratt, qui, ayant été contrôlée positive au Covid, a dû renoncer aux deux premières représentations : Sarah Blanch a pris sa place pour la première – la presse relate le triomphe de la chanteuse espagnole – tandis que Gloria Rehm, une soprano légère allemande qui a déjà chanté le rôle plusieurs fois, n’a pas été moins performante lors de la représentation du 10. Elle s’est avérée parfaitement intégrée dans la dramaturgie du metteur en scène Matthias Hartmann, qui la voulait particulièrement désinhibée. Elle n’a manifesté aucune hésitation à affronter les autres personnages et a fourni une performance vocale respectable avec une voix de soprano légère tout à fait à l’aise dans les coloratures et les aigus qui couronnent sa scène composée d’un récitatif, d’un air et d’un rondo. Une scène qui lui a valu les applaudissements nourris du public florentin.
Même triomphe pour Krassimira Stoyanova, Primadonna/Ariane dans la production de la Scala, qui a confirmé la somptuosité d’un médium vocal soucieux d’exprimer avec sobriété tout d’abord l’angoisse de la femme abandonnée qui invoque la mort, puis son exaltation en entrant dans l’Olympe accompagnée de Bacchus. Dans la première partie, Michèle Losier, le meilleur Komponist que j’ai entendus ces derniers temps, s’est distinguée par la beauté de son timbre et l’élégance de son émission. Le ténor américain AJ Glueckert a également constitué une belle surprise, avec son timbre lumineux, sa belle projection et une technique vocale qui lui ont permis de surmonter les écueils de ce rôle très exigeant à la tessiture presque inaccessible. Markus Werba est aussi efficace que d’habitude dans le rôle du Musiklehrer, et les autres sont excellents, y compris le maître de ballet Antonio Garés, le Perruquier Matteo Guerzé, le Laquais Amin Ahangaran et le groupe de masques : l’Arlequin de Liviu Holender, le Scaramuccio de Luca Bernard, le Brighella du tenore di grazia Daniel Schliewa, et le Truffaldino du baryton Daniele Macciantelli, également un bon remplaçant de dernière minute. Dans le trio de nymphes avec lesquelles Strauss semble avoir voulu reprendre ironiquement les filles du Rhin ou les Parques de Wagner, la Naïade de Maria Nazarova, la douce Echo de Liubov Medvedeva et la Dryade d’Anna Doris Capitelli, également un remplacement de dernière minute, se sont distinguées par leurs différentes qualités vocales. Un Alexander Pereira nonchalant, aujourd’hui surintendant du Teatro del Maggio Musicale Fiorentino, a choisi, comme cela a été si souvent le cas, le rôle parlé du majordome du riche propriétaire, un collectionneur qui exhibe des pièces d’art moderne et de design dans son salon
La lecture de Matthias Hartmann
Le metteur en scène Matthias Hartmann met en valeur la méta-théâtralité de l’œuvre de Strauss en brisant le « quatrième mur », celui qui sépare le public de l’action : alors que dans le prologue nous assistons aux préparatifs de la représentation (avec un beau travail sur le jeu des acteurs/interprètes), dans la deuxième partie, nous sommes invités à regarder l’opera seria, qui est entrecoupé de commedia buffa, avant d’assister aux feux d’artifice dans le jardin, la véritable attraction de la soirée selon le riche hôte viennois. Ici, les chanteurs, souvent placés à l’avant-scène, se tournent vers les loges et les interactions entre les personnages s’en trouvent diminuées, tandis que la vivacité du quatuor de masques demeure. Dans la scénographie de Volker Hintermeier, le salon du maître de maison est métamorphosé pour la représentation : la Sfera de Pomodoro devient une Lune suspendue au plafond, L’uomo che cammina de Giacometti est utilisé pour accrocher un élément de décor, le Concetto spaziale de Fontana disparaît pour laisser place à un ciel étoilé vers lequel se dirigent les deux protagonistes dans le final. Des palmiers dorés donnent un ton glamour à l’île déserte d’Ariane et l’enseigne lumineuse NAXOS confirme la géographie du lieu. Les costumes d’Adriana Braga Peretzki donnent à voir une explosion de cristaux Swarovski, de paillettes scintillantes et de plumes, tandis que les masques stylisés mais hyper-décorés évoquent le luxe un peu clinquant de l’hôte. Les lumières de Valerio Tiberi apportent au spectacle une touche artistique adaptée.
Dans l’ensemble, ce fut un spectacle extrêmement agréable avec une excellente exécution musicale, grâce notamment à la superbe direction de Daniele Gatti. Espérons que cette production florentine prendra le chemin d’autres théâtres, elle le mérite amplement. Et tous nos vœux aux interprètes qui ont dû se retirer des représentations jusqu’à présent en raison de ce satané virus…
Primadonna/Ariadne : Krassimira Stoyanova
Zerbinetta : Gloria Rehm
Der Tenor/Bacchus : AJ Glueckert
Der Komponist : Michèle Losier
Der Haushofmeister : Alexander Pereira
Ein Musiklehrer : Markus Werba
Ein Offizier : Davide Piva
Ein Tanzmeister : Antonio Garés
Ein Perückenmacher : Matteo Guerzè
Ein Lakai : Amin Ahangaran
Harlekin : Liviu Holender
Scaramuccio : Luca Bernard
Truffaldin : Daniele Macciantelli
Brighella : Daniel Schliewa
Najade : Maria Nazarova
Dryade : Anna Doris Capitelli
Echo : Liubov Medvedeva
Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino, dir. Daniele Gatti
Mise en scène : Matthias Hartmann
Décors : Volker Hintermeier
Costumes : Adriana Braga Peretzki
Ariane à Naxos
Opéra en un prologue et un acte de Richard Strauss, livret d’Hugo von Hofmannsthal, créé le Neues Königliches Hoftheater de Stuttgart.
Représentation du 10 juin 2022, Teatro della Pergola, Florence