Des opéras verdiens « d’avant la trilogie », I due Foscari n’est ni le plus célèbre, ni le plus apprécié, ni le plus joué – encore que l’engouement de Plácido Domingo pour le rôle du doge ait récemment contribué à la reprogrammation de l’œuvre (elle aurait dû être proposée à la Philharmonie avec le baryton espagnol en décembre, mais a été annulée pour des raisons non explicitées). De qualité moindre qu’Attila, I Lombardi, ou Ernani, l’œuvre n’en comporte pas moins des pages émouvantes, tantôt d’un lyrisme affirmé, tantôt puissamment dramatiques, et est surtout d’une facture très originale : étrangement, nous n’assistons pas à la naissance du drame. Le rideau se lève in medias res, l’opéra commence par la condamnation de Jacopo, et l’on assiste dès lors à la longue descente aux enfers des deux Foscari, que rien ne viendra entraver et qui ne sera guère interrompue que par la courte scène de fête au début du troisième acte…
À la noirceur du drame correspond celle de la scénographie proposée par Leo Muscato (mise en scène) et Andrea Belli (décors) : la scène est très fréquemment plongée dans la pénombre, mais d’habiles éclairages permettent néanmoins de ne rien perdre des déplacements et du jeu des acteurs. Les décors, très sobres, privilégiant les teintes sombres ou froides (gris et bleu dominent), participent de l’impression austère, parfois presque oppressante qui se dégage du spectacle. Mais pour que le drame distille toute sa noirceur, il aurait fallu une direction d’acteurs plus serrée : Maria Katzarava (Lucrezia) et Stefan Pop (Jacopo) sont un peu livrés à eux-mêmes et se contentent souvent d’une gestuelle convenue. Vladimir Stoyanov, en revanche, parvient à faire exister son personnage par des moyens extra-musicaux, grâce à des dons d’acteurs plus affirmés. La mise en scène, finalement, ne se démarque pas suffisamment de celle proposée dix ans plus tôt sur cette même scène par Joseph Franconi Lee (préservée par le DVD : Unitel Classica, 2012) et aurait gagné à faire preuve d’un peu plus d’audace et d’originalité.
Musicalement, on retient avant tout la direction de Paolo Arrivabeni, qui parvient à insuffler dans la fosse l’urgence dramatique qui fait défaut sur le plateau. Le chef a le bon goût de croire en cette musique : il lui rend justice sans la violenter, sans chercher à la rendre plus profonde ou plus impressionnante qu’elle n’est, sans non plus en souligner les facilités d’écriture qui l’émaillent ici ou là : sa direction est respectueuse de la partition (donnée évidemment intégralement, reprises incluses – ce qui revêt un aspect presque miraculeux pour des oreilles françaises ! – et permet à la palette verdienne de révéler sa noirceur, tout juste éclairée çà et là de rares touches de couleurs (le motif du doge, serein et posé, celui du ténor, tendrement mélancolique…)
Le plateau vocal est globalement satisfaisant, en dépit d’une Maria Katzarava qui reste en-deçà des exigences du rôle, assez redoutable, de Lucrezia. Pas plus que Lady Macbeth (1) qui doit faire alterner la fureur de « Or tutti, sorgete, ministri infernali » avec le cantabile de « Una macchia è qui tuttora », ou qu’ Odebella qui doit assumer aussi bien les coloratures di forza de « Santo di patria indefinito amor ! » que le legato de « Liberamente or piangi », Lucrezia ne peut se contenter d’une chanteuse qui soit exclusivement à l’aise dans la fureur ou l’élégie. Bref il s’agit pour l’interprète de résoudre l’impossible quadrature du cercle, et celles qui y parviennent (Anna Pirozzi est aujourd’hui l’une d’entre elles) sont rares. La soprano d’origine mexicaine Maria Katzarava, sans être indigne, reste un peu loin du compte : les vocalises sont souvent approximatives, certains aigus un peu trop bas, et les passages les plus dramatiques devraient faire valoir une autorité dans l’accent que la soprano ne possède pas suffisamment… L’expression, enfin, est trop monochrome pour rendre justice à un personnage au profil très contrasté. Stefan Pop est un Jacopo au timbre barytonnant, chaud et doux. À quelques détails près (certaines notes de passage, certains aigus un rien tendus), son interprétation, qui réussit à concilier tendresse et virilité, est convaincante et le ténor remporte un joli succès au rideau final. Dommage que, comme sa partenaire, il se montre un rien avare en nuances piano : le duo « Speranza dolce ancora » du second acte (si proche du « E dolce raggio celeste » des Vespri ) est ainsi privé des couleurs tendres et élégiaques qui devraient le parer. Comme le Paolo de Simon Boccanegra, Loredano est un rôle ingrat : privé de scène vraiment gratifiante, le personnage n’en doit pas moins être interprété par un chanteur convaincant, tant son importance, sur un plan dramatique, est incontestable. Giacomo Prestia s’acquitte honorablement de sa tâche, même si un rien de noirceur supplémentaire dans la voix ne messiérait pas à ce personnage de méchant. Vladimir Stoyanov, enfin, convainc dans le personnage du vieux doge torturé entre l’amour filial et le devoir que lui impose sa charge. Ayant semble-t-il beaucoup écouté Piero Cappuccilli, qui interpréta le rôle de nombreuses fois dans les années 60-70 et dont il retrouve certains accents très émouvants, le baryton bulgare trouve un heureux équilibre entre autorité, douleur et tendresse, dans une incarnation portée par une voix saine et vectrice d’émotion.
Il existe mieux au DVD (outre la version Unitel Classica déjà citée avec Leo Nucci, signalons celle de Covent Garden chez Opus Arte avec Domingo et Agresta), mais cette captation est honnête et permettra à ceux qui ne connaissent pas (ou qui connaissent mal) l’œuvre de la (re) découvrir.
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(1) Marianna Barbieri-Nini, la première Lucrezia, créera le rôle de la Lady en 1847, soit trois ans après I due Foscari.
Francesco Foscari Vladimir Stoyanov
Jacopo Foscari Stefan Pop
Lucrezia Contarini Maria Katzarava
Jacopo Loredano Giacomo Prestia
Barbarigo Francesco Marsiglia
Pisana Erica Wenmeng Gu
Fante Vasyl Solodkyy
Un servo Gianni De Angelis
Chœurs du Teatro Regio de Parme, Orchestre Filarmonica Arturo Toscanni / Orchestra Giovanile della Via Emilia, dir. Paolo Arrivabeni
Mise en scène Leo Muscato
I due Foscari
Opéra en trois actes de Verdi, livret de Francesco Maria Piave, créé à Rome (Teatro Argentino) le 3 novembre 1844.
Production du Festival Verdi de Parme (2019)