L’avant-dernier opéra de Bellini, donné sous forme de concert, enthousiasme le public de Martina Franca ! Les deux interprètes principaux remportent un très beau succès, de même que Michele Spotti qui a sauvé le concert en remplaçant le chef initialement prévu au pied levé.
Beatrice di Tenda : c’est le titre du XIXe siècle choisi par Sebastian Schwarz, directeur artistique du Festival della Valle d’Itria, pour son tour d’horizon de l’opéra au fil des siècles, et disons tout de suite que du point de vue musical, c’est le choix le plus heureux pour cette édition 2022 du Festival, celui en tout cas qui est le plus apprécié du public, et pas seulement pour le charme indéniable du bel canto, mais aussi pour la qualité des interprètes.
Ce n’est certes pas le titre le plus populaire du compositeur catanais : avant-dernier opéra de la courte carrière de Bellini, il souffre de prendre place entre ses deux plus grands chefs-d’œuvre : Norma (1831) et I puritani (1835). Beatrice di Tenda fut créée le 16 mars 1833 à La Fenice avec peu de succès, après une gestation agitée due au retard de Felice Romani, peu prompt à livrer la deuxième partie du livret – ou au fait que Bellini ait changé d’avis sur le sujet qui lui avait été proposé. C’est sur la base de ces deux justifications opposées qu’a commencé la bataille juridique qui mit fin à la collaboration du compositeur avec le poète, une collaboration qui avait commencé avec Il pirata et s’était poursuivie sans interruption jusqu’alors pour pas moins de sept opéras. Le livret de son dernier opéra, I puritani, fut en effet confié à Carlo Pepoli.
Béatrice rejoint les autres femmes injustement persécutées jusqu’à la mort par des maris épris d’une autre, aveuglées par la jalousie ou condamnées par raison d’état, comme les héroïnes des drames historiques de Donizetti. L’histoire de Beatrice Lascaris di Ventimiglia, comtesse de Tenda, est très proche de celle d’Anna Bolena : prétextant de fausses accusations d’adultère et de complot, son mari Filippo Maria Visconti – le dernier duc de Milan, décrit par le librettiste comme un « jeune homme dissolu, simulateur et ambitieux » – amoureux de sa dame de compagnie Agnese et soupçonnant un certain Orombello de courtiser sa femme, ne trouve rien de mieux que de dénoncer celle-ci et son prétendu amant, et de les faire exécuter après les avoir torturés. Contrairement à Anne Boleyn, qui aimait Percy, Béatrice est une épouse totalement fidèle et innocente, les attentions que lui porte Orombello étant par ailleurs dictées par la pitié plutôt que par la passion. Tout aussi différente de l’ambitieuse Giovanna Seymour est Agnese del Maino, amoureuse sans partage d’Orombello. La souffrance des sujets écrasés par le joug des Visconti et le regret d’avoir apporté à un mari cruel une dot très importante distinguent également la figure de Béatrice de celle d’Anne Boleyn. Béatrice est une femme droite qui, même sous la torture, trouve la force de ne pas céder et d’avouer des fautes qu’elle n’a pas commises, contrairement à Orombello, lequel parle pour échapper aux souffrances qui lui sont infligées. Les timides scrupules du mari finissent par disparaître lorsqu’il apprend que les fidèles sujets de Béatrice se mobilisent pour la défendre : il décide alors de hâter la sentence inique, et Béatrice meurt, telle une sainte ayant enduré un véritable martyre.
La première interprète de Beatrice di Tenda – ainsi que de Sonnambula et Norma, Imogene dans Il pirata et Romeo dans I Capuleti e Montecchi – était Giuditta Pasta, sans doute la plus célèbre cantatrice du XIXe siècle avec Maria Malibran. Les représentations de cette œuvre sont devenues de plus en plus sporadiques au XIXe siècle, ce n’est que dans les années 1960 que Beatrice di Tenda a fait son retour grâce à des artistes comme Joan Sutherland et Leyla Gencer. Sur la scène installée dans la cour du Palazzo Ducale de Martina Franca, Giuliana Gianfaldoni, jeune soprano de Tarente, cisèle les notes de l’héroïne de Bellini avec assurance, avec des attaques piano qui se fondent en un pianissimo et en un ancora più pianissimo d’une stupéfiante beauté. La chanteuse distille des sons filés et des mezzevoci étonnants, faisant du personnage une figure comme étrangère à notre monde. Teresa Kronthaler est une Agnese peut-être trop désagréable, tandis que Celso Albelo, qui ressemble de plus en plus à Alfredo Kraus sur le plan vocal, n’impose pas son personnage, qui reste assez effacé. En revanche, le Filippo Maria Visconti de Biagio Pizzuti est magnifique, avec un timbre splendide, un phrasé précis, une diction ciselée et des couleurs variées, conférant ainsi au personnage de multiples facettes. On retient notamment le moment particulièrement tourmenté au cours duquel il signe la sentence et où, sur un bel accompagnement orchestral, il exprime un remords inutile (« Ah ! nel mondo maledetto | condannato in ciel sarò »). Dans les rôles d’Anichino et de Rizzardo del Maino, Joan Folqué a tiré son épingle du jeu. Le chœur, qui joue un rôle important dans cette œuvre, semblait peut-être un peu trop libre…
Enfin, Michele Spotti…
Il est difficile de croire que le jeune chef a remplacé au pied levé (il a été appelé deux jours seulement avant le concert !) Fabio Luisi, tant il dirige avec assurance l’orchestre du Théâtre Petruzzelli de Bari. Michele Spotti a lui-même été indisposé à l’entracte : une ambulance a même été appelée, ce qui, heureusement, s’est in fine avéré inutile.
Le jeune chef d’orchestre (qui a déjà donné à Martina Franca un très beau Mariage secret en 2019) a non seulement sauvé la production, mais il a également donné une interprétation très sensible de la partition : il rétablit les pages traditionnellement coupées, utilise une dynamique toujours efficace qui met en valeur la beauté de certaines pages, comme le sublime trio ou les autres pièces d’ensemble qui, dans cet opéra, sont plus nombreuses que les arias solos. Le public a réagi avec beaucoup d’enthousiasme à cette œuvre et aux deux principaux interprètes.
Filippo Maria Visconti : Biagio Pizzuti
Beatrice di Tenda : Giuliana Gianfaldoni
Agnese del Maino : Theresa Kronthaler
Orombello : Celso Albelo
Anichino / Rizzardo del Maino : Joan Folqué
Orchestra e coro del Teatro Petruzzelli di Bari, dir. Michele Spotti
Coro del Teatro Petruzzelli di Bari, Maestro del coro Fabrizio Cassi
Beatrice di Tenda
Opéra en deux actes de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani, créé à Venise le 16 mars 1833.
Festival della Valle d’Itria, Martina Franca, concert du mardi 26 juillet 2022.