Entre mythe et réalité, Callas-Machine, « partition pour actrice » écrite par Filippo Bruschi, donne à voir et à entendre une intelligente évocation de celle qui, quarante cinq après sa mort, demeure toujours une énigme permettant à une œuvre théâtrale de déployer de nouvelles voies d’interprétation pour notre plus grand bonheur.
Callas au théâtre
Est-ce parce que Maria Callas fut non seulement l’immense chanteuse que l’on sait, mais aussi l’une des plus grandes actrices du XXe siècle – dixit Luchino Visconti ? Toujours est-il que le théâtre, depuis la disparition de La Divine, s’empare régulièrement de cette figure mythique de l’art lyrique pour la faire revivre sur les planches : il y eut (la liste n’est sans doute pas exhaustive…), en 1988, le Callas de Jean-Yves Picq avec Elizabeth Macocco à l’Athénée – repris au cours d’une émouvante soirée au Festival de Vaison-la-Romaine ; le célèbre Master Class de Terrence McNally, créée à Broadway en 1995, dans lequel s’illustrèrent, en France, Fanny Ardant ou Marie Laforêt ; l’émouvant Vissi d’arte ; je vécus d’art, je vécus pour Maria de Roberto d’Alessandro – ou la vie de Callas racontée par sa gouvernante Bruna (au Festival Off d’Avignon en 2001) ; Il était une voix de Jean-François Viot, créé à Louvain-la-Neuve en 2017 ; ou encore Maria Callas. Lettres & Mémoires de Tom Volf (2019), où s’illustra tout récemment Monica Bellucci.
C’est cette fois-ci Filippo Bruschi qui s’empare du personnage, pour un étonnant Callas-Machine présenté au festival Off d’Avignon…
Le texte d’un écrivain passionné
Des premières apostrophes lancées par la voix off d’Evangelia Dimitriadu Kalogeropulos, nom bien connu de la mère – pas si connue ! – de Maria Callas jusqu’aux didascalies précédant la scène de la folie de Lucia di Lammermoor, on est pris, avec ce texte de l’écrivain et essayiste italien Filippo Bruschi, dans une construction rythmique qui va, durant une heure de spectacle, judicieusement emboîter, mêler, séparer les pièces d’un puzzle dont La Divina est l’insaisissable figure de proue.
Pari osé mais pari tenu pour l’auteur du texte, également signataire de la mise en scène, qui réussit par l’écriture d’un monologue, à la fois modeste et ambitieux, à laisser se dégager non une personnalité – nous ne sommes ici ni dans un opéra-spectacle ni dans une lecture théâtralisée – mais des instants éphémères, poussières d’étoile qui font que, soudain, la magie opère et que passe, subrepticement, le fantôme de Maria Callas…
Bien évidemment, le travail immensément documenté qu’a réalisé Filippo Bruschi autour de son personnage, ou plutôt de son anti-personnage – car de Callas, dans son texte, il ne reste que « C.», une femme internée qui affirme à son infirmière être Maria…- est d’abord celui d’un véritable connaisseur de l’art lyrique : de fait, le callasophile peut se délecter d’être amené par l’auteur sur de fausses pistes où c’est la voix de Rosa Ponselle – tant admirée par Callas – que l’on entend dans «Casta Diva» ou l’enregistrement d’un tonnerre d’applaudissements qui accueille une prestation de…Shirley Verrett ! De même, quelques passages sont de pure invention pour le plus grand bonheur de l’aficionado qui, avec l’auteur du texte, se plaît à imaginer ce qu’aurait pu être la rencontre dans Parsifal – en allemand, cette fois-ci ! – entre deux fauves tels que Callas et… Carlos Kleiber !
On aurait tort cependant de croire que la pièce ne s’adresse qu’à un public averti. Parmi les nombreux fragments de la figure traitée, on réalise par exemple combien Maria Callas était une migrante – voire une apatride, tel qu’écrit dans le texte – perpétuellement située entre deux rives, combien sa relation à sa famille – à sa mère en particulier – a dû être source de déchirements : « Du coup je lui ai dit bye bye à l’aéroport de Mexico City […] Jamais revue jusqu’à la mort, Fini, Qu’elle paye son billet, Si elle voulait m’écouter, Comme tous les autres, Si elle voulait écouter la Callas, Qu’elle prenne l’avion pour la Scala ». De même, la pièce lance à quelques reprises des clins d’œil scéniques à la culture pop qui vient ici s’imbriquer admirablement à la culture classique.
La présence poétique d’Aliénor de Mezamat
Dans son propos d’intention, Filippo Bruschi évoque les difficultés rencontrées pour trouver l’interprète polyphonique pouvant incarner cette esthétique, volontairement dissonante. Le choix s’est finalement porté sur Aliénor de Mezamat, interprète disposant d’une formation scénique pluridisciplinaire à la fois en théâtre, cinéma, danse, art du cirque, chant lyrique… palette qu’elle parvient à faire entrevoir, dans sa quasi-intégralité, au cours du spectacle !
D’emblée, ce qui frappe c’est la présence électrique qui se dégage de cette interprète et qui submerge progressivement le spectateur : dans ce seule-en-scène éprouvant pour celle qui doit endosser, sans interruption, un style d’interprétation alliant gestuelle mécanique, poses d’opéra, voix parlée et, à l’occasion, voix chantée, Aliénor de Mezamat, sur un plateau scénique d’abord limité à un carré blanc de 2x2m puis utilisant, côté spectateurs, l’ensemble de la salle, donne à voir et à entendre une performance artistique bouleversante par la palette des expressions, la maîtrise d’un texte ciselé et les inflexions d’une voix pouvant passer du grotesque au tragique.
Un texte à découvrir très vite et une performance scénique à reprogrammer de toute urgence !
Texte et mise en scène : Filippo Bruschi
Jeu : Aliénor de Mezamat
Lumière : Saïd Lahmar
Callas-Machine, un carnaval postmoderne
Festival off d’Avignon, Théâtre des Lila’s, représentation du mardi 26 juillet 2022