Marianne Croux, soprano
Anne Bertin-Hugault, piano
Rita Strohl, Douze Chants de Bilitis
1 CD Hortus (enregistré à l’Auditorium d’Aix-en-Provence), septembre 2022
Debussy ? Connais pas !
Alors que l’on redécouvre les compositrices par dizaines, la musique instrumentale de Rita Strohl avait été l’une des très belles surprises de ces derniers mois.
Née Aimée-Marguerite Larousse-La Villette (elle se fera ensuite connaître sous le nom de son premier mari) à Lorient en 1865, élève du Conservatoire de Paris, elle se met très tôt à la composition et n’a pas vingt ans quand ses premières œuvres sont exécutées en public. Notre XXIe siècle s’intéresse enfin à elle, et ce n’est que justice, eu égard au grand talent qui se déploie dans ses partitions. C’est d’abord sa « grande sonate » Titus et Bérénice, pour violoncelle et piano, qui a attiré l’attention, avec une parution discographique remarquée en janvier 2018 (le disque réunissant Edgar Moreau et David Kadouch chez Erato a fait beaucoup parler de lui, mais il avait été précédé par au moins une autre version, chez Ligia Digital en 2017). Un confinement plus tard, l’exploration du catalogue de Rita Strohl se poursuit, et ce sont cette fois ses mélodies dont les chanteuses s’emparent, et plus spécialement son cycle de douze mélodies d’après Pierre Louÿs : alors qu’Elsa Dreisig propose ce 17 septembre à Royaumont un programme autour de « Bilitis, la poétesse rêvée », le label Hortus vient de commercialiser le tout premier enregistrement mondial de ces mêmes Douze Chants de Bilitis, mais confié à la soprano Marianne Croux, connue notamment pour son passage par l’Académie de l’Opéra de Paris.
Bien sûr, on pense aussitôt à Debussy, et aux deux œuvres qu’il a conçues sous le titre Chansons de Bilitis, l’une réunissant trois mélodies pour voix chantée et piano (1897-98), l’autre formée de douze pages pour voix parlée et ensemble de chambre, à la demande de l’auteur (1900-1901). C’est à la même époque – en 1898 – mais tout à fait indépendamment, dans sa Bretagne natale et sur le conseil de son mari, que Rita Strohl mit elle aussi en musique les textes de Pierre Louÿs : sur les douze qu’elle retient, on en retrouve deux que Debussy fait également chanter (« La flûte de Pan » et « La chevelure ») et deux qu’il fait parler (« La partie d’osselets », « Bilitis »). Le style des deux compositeurs est très différent, et nul n’ira suggérer que Rita Strohl ait révolutionné la musique comme Debussy le fit en son temps. Mais on reconnaît immédiatement une véritable voix personnelle dans son œuvre, on admire la souplesse avec laquelle son art épouse les différents moments du texte, sans rien qui sente la formule – et quelle audace, à la Belle Epoque, même pour une femme mariée, de s’attaquer à un ouvrage aussi sulfureux, où la sexualité est évoquée sans détours. Surtout, là où Debussy privilégie la diseuse, sans grands écarts pour la voix, Rita Strohl adopte une écriture plus brillante et n’hésite pas à solliciter la chanteuse de manière très « opératique », chacun de ses Chants prenant la forme d’un véritable air aux contours imprévisibles (on songe plus d’une fois à Massenet, mais un Massenet qui rencontrerait ici et là des incursions dans le néo-grec archaïque, par exemple chaque fois qu’il est question de la flûte de pan).
C’est là que Marianne Croux trouve l’occasion de mettre en valeur ses qualités de timbre et d’expression, avec une sensualité tout à fait adéquate, soutenue au piano par Anne Bertin-Hugault, dont le rôle est loin de se cantonner ici à une fonction d’accompagnatrice secondaire, la partition exigeant de l’instrumentiste une présence active, sauf évidemment dans la mélodie intitulée « Bilitis », presque entièrement chantée a cappella. Seul regret : la durée de ce beau disque. Quarante minutes, c’est la moitié de ce qui peut tenir sur un CD. Si cet envoûtant cycle vocal se suffit à lui-même, n’aurait-on pu trouver quelques titres pour piano seul, par exemple, qui aurait pu offrir un complément de programme ? Rita Strohl le mérite bien.