Depuis ses trois prix au prestigieux concours de chant Operalia – Plácido Domingo en 2015 (Premier prix, Prix Birgit Nilsson et Prix du jury), la carrière de la soprano norvégienne Lise Davidsen a pris un formidable essor et les portes des salles les plus prestigieuses se sont ouvertes pour elle : Opéra de Paris, festivals de Bayreuth, d’Aix-en-Provence et de Glyndebourne, Royal Opera House de Londres, Bayerische Staatsoper de Munich, Staatsoper de Vienne, Metropolitan Opera de New York,… Avec essentiellement des rôles appartenant au répertoire allemand (Agathe, Elisabeth, Ariane, Chrysothemis,…) Son premier CD, paru chez Decca en 2019, est d’ailleurs consacré à Wagner et Strauss.
Mais Lise Davidsen affectionne également particulièrement le répertoire italien, et elle tient à le faire savoir et à faire entendre la façon dont elle peut le servir. Aussi a-t-elle gravé un second CD, toujours pour Decca, consacré cette fois à Beethoven, Wagner et Verdi. Et ce récital proposé par la Salle Gaveau offre quant à lui, tout naturellement, deux parties distinctes : la première, précédant l’entracte, entièrement consacrée à Verdi ; la seconde au répertoire germanique, avec des œuvres que Lise Davidsen a déjà toutes chantées sur scène : Der Freischütz, La Walkyrie, Tannhäuser.
Pour ce concert « opératique », la salle Gaveau a bien fait les choses en offrant à la chanteuse un accompagnement non pas pianistique mais orchestral : comme pour les Due Foscari donnés dans le même lieu en février dernier, c’est à l’orchestre Appassionato dirigé par Mathieu Herzog qu’incombe la charge d’accompagner la chanteuse. On les retrouve avec plaisir, même s’ils nous ont paru moins performants qu’à l’accoutumée (avec quelques attaques peu précises et une ouverture du Freischütz un brin pesante…).
Un soprano lyrique ou lirico-spinto peut-il sans risque et avec le même bonheur passer de Wagner à Verdi ? Lise Davidsen n’est évidemment pas la première à tenter l’expérience, et l’histoire du chant offre d’assez nombreux exemples de chanteuses ayant, avec des fortunes diverses, relevé le challenge : Leonie Rysanek, Birgit Nilsson autrefois, Anja Harteros aujourd’hui. Régine Crespin également, qui déclarait cependant, à l’automne de sa vie, regretter ne pas avoir suffisamment chanté Verdi. Significativement d’ailleurs, Lise Davidsen aborde ce soir des rôles chantés par Crespin, à la scène (Un ballo in maschera, Otello) ou au disque (Don Carlo – même si Crespin aurait pu être Élisabeth de Valois pour Karajan si elle n’avait pas décliné l’invitation – « bêtement », comme elle le disait elle-même…).
On reproche parfois aux sopranos wagnériennes s’aventurant en terres verdiennes un manque de souplesse vocale, une ligne de chant aux contours anguleux, une inadéquation stylistique, l’absence d’un soleil « méditerranéen » dans le timbre… Ces reproches s’appliquent-ils à notre soprano norvégienne ? Si l’on en croit de très nombreux confrères et spectateurs qui, hier soir encore, clament haut et fort et depuis ses débuts, que Lise Davidsen doit absolument renoncer à Verdi et Puccini, la réponse est oui… Qu’il nous soit permis de penser tout autrement, et même de former des vœux pour que les théâtres engagent enfin Lise Davidsen dans certains emplois verdiens où elle ferait selon nous merveille. Son « Dich teure Halle » de Tannhäuser possède certes un élan et une juvénilité tout à fait rafraîchissants ; sa Sieglinde (« Du bist der Lenz ») rayonne de ferveur et de jeunesse, mais, osons le dire, ce format vocal est plus « attendu » dans ce type de répertoire, et crée (un peu) moins la stupeur que chez Verdi…
Le concert s’ouvre par un « Orrido campo » du Ballo saisissant d’autorité et de noblesse. Quel courage de commencer par ce qui est sans doute la page vocalement la plus exigeante et la plus exposée de tout le programme ! On est évidemment d’emblée saisi devant l’opulence (le mot est faible !) des moyens. Pourtant, ce n’est pas cela que nous retiendrons de l’interprétation de Lise Davidsen… Si la puissance et la projection vocales sont phénoménales, jamais, absolument jamais la chanteuse ne donne l’impression de crier. Son art n’a strictement rien à voir avec celui de certaines hurleuses véristes ou wagnériennes, pour lesquelles les décibels tiennent lieu de ligne de chant et dont le panel de nuances oscille du forte au fortissimo. Lise Davidsen plie sans effort ses immenses moyens pour leur faire épouser le galbe de la ligne verdienne, sans jamais briser le legato, en respectant la moindre nuance écrite, laissant éclater sa voix dans les accès de terreur d’Amelia ou l’adaptant au cantabile de « Ma dall’arido stelo divulsa » comme, un peu plus tard, à celui de l’ « Ave Maria » d’Otello. Le dernier air d’Élisabeth de Valois lui va comme un gant : sa voix, ancrée dans le grave, semble convenir idéalement à ce rôle dont la tessiture est très centrale. Les envolées vers l’aigu n’en sont pas moins superbes cependant, y compris dans des pianissimi magnifiques, jamais détimbrés ni désincarnés. Et quel art du clair-obscur, quelles nuances, quelle sensibilité dans un chant constamment habité et frémissant d’émotion ! Peu italienne, la couleur de la voix ? Mais qu’entend-on par « couleur italienne » exactement ? Et surtout quelle importance quand les notes, le style, l’incarnation, l’émotion sont là ? Allons plus loin : les couleurs sombres du timbre de Lise Davidsen, le soleil noir de sa voix confèrent à ces héroïnes une gravité, une mélancolie profonde, une dimension tragique fascinantes… Voilà en tout cas de flamboyantes Aida, Leonora de La Forza, Desdemona, Élisabeth de Valois en puissance : autant de rôles où Lise Davidsen connaîtrait sans doute, selon nous, peu de rivales si toutefois on la laissait les incarner sur scène.
« Il est permis d’attendre, il est doux d’espérer », comme chantait l’autre…
- Lise Davidsen, soprano
- Orchestre Appassionato, dir. Mathieu Herzog
- VERDI
I Vespri Siciliani, ouverture
Un ballo in maschera : « Ma dall’arido stelo divulsa »
Don Carlo : « Tu che le vanità »
Nabucco, ouverture
Otello, « Ave Maria » - WEBER,
Der Freïschütz :ouverture; « Leise, leise » - WAGNER
La Walkyrie : « Du bist der Lenz”
Die Meistersinger, prélude de l’acte III
Tannhäuser : « Dich, teure Halle »
Bis
- PUCCINI
Tosca : « Vissi d’arte » - WAGNER
La Walkyrie : « Du bist der Lenz”