Freitag, la cinquième journée du cycle Licht de Stockhausen, est donné à la Philharmonie… et c'est la fête des enfants !
Après Donnerstag aus Licht (2018) et Samstag aus Licht (2019), la présentation des œuvres composant le cycle Licht se poursuit avec Freitag. Le public répond présent… et apprécie !
Une œuvre « à trois niveaux »
Depuis les années 1960, Karlheinz Stockhausen a développé son propre théâtre liturgique de sons et de concepts avec une approche méta-religieuse, dans laquelle son catholicisme assimile d’autres religions (judaïsme, hindouisme, bouddhisme, shintoïsme) dans une forme de syncrétisme qu’on pourrait qualifier de désinvolte ! Le compositeur a voulu représenter une « totalité », une métaphore de Dieu, vécue comme une expérience mystique, et Licht (Lumière) est le fruit le plus ambitieux de cette quête, un immense cycle de sept œuvres proposant plus de vingt heures de musique, réparties selon les jours de la semaine. Freitag (Vendredi) est la cinquième et la dernière à avoir été mise en scène avec la participation du compositeur : commandée par Udo Zimmermann à l’Opéra de Leipzig, elle a été présentée le 12 septembre 1996 avec Uwe Wand à la mise en scène, Stockhausen assurant lui-même la direction musicale et la projection sonore.
Dans cette « théologie négative » dominée par les trois personnages de Michaël, Eve et Lucifer, Freitag est une œuvre de transition entre Donnerstag (Jeudi) et Samstag (Samedi), plus puissants et dramatiques. Ici, Michaël – archange, mais aussi figure qui unit les personnages du Christ et de Mithra – est absent en tant que personne mais présent dans le thème musical. L’histoire de la tentation d’Eve, incitée par Ludon/Lucifer à s’unir à son fils Caïn, est plongée dans un monde surchargé de symboles hétéroclites et de formules ésotériques inlassablement répétées ( » les ténèbres deviennent lumière « , » l’enfant intemporel « , » la flamme de la bougie « …), le texte, par souci de précision, étant écrit avec les caractères de l’alphabet phonétique international : /efa/, /lutsifɛr/, /dʊŋkl/…
Trois niveaux de musique se distinguent dans l’œuvre : le premier consiste en une musique d’ambiance électronique complètement abstraite ; le deuxième consiste en une musique concrète (Tonszenen, scènes sonores), sur laquelle é voluent 12 couples de danseurs ; le troisième consiste en une action scénique traditionnelle (Realszenen, scènes réelles) jouée et chantée. Les événements du troisième niveau se produisent simultanément avec les événements du deuxième niveau. L’histoire reprend le mythe de la création tiré du livre de la Genèse : Eve est tentée d’avoir une union illicite avec Caïn afin d’accélérer le développement de l’humanité. Mais comme cela ne fait pas partie de ce que Dieu avait planifié, la relation entre Eve et Caïn a de graves conséquences, à savoir une guerre brutale entre enfants de races différentes. Le schéma de base du péché et du repentir d’Eve se retrouve dans l’action des couples de danseurs : ils commencent à évoluer comme des couples « naturels », mais en échangeant, par la suite, leurs partenaires, ils génèrent des hybrides contre nature. Dans le final de l’opéra, ces hybrides s’unissent dans une flamme imposante et s’élèvent en spirale.
« Écouter les sons pour imaginer l'esthétique… »
Quinze ans après la mort du compositeur allemand, la présentation des œuvres composant le cycle initialement conçu en 1978 avec Donnerstag aus Licht, présenté pour la dernière fois à l’Opéra Comique en 2018, se poursuit. Cette opération ambitieuse s’est prolongée par Samstag aus Licht (2019, Philharmonie de Paris) et Dienstag aus Licht (Mardi, 2020, Philharmonie de Paris) avant d’être interrompu par la pandémie. Le Festival d’Automne de Paris et la Philharmonie reprennent ce projet déjà présenté pour trois soirs à Lille avec Maxime Pascal à la tête de l’ensemble Le Balcon. Deux chœurs sont utilisés, celui de la Maîtrise Notre-Dame de Paris et celui des voix d’enfants ; il sont accompagnés des jeunes instrumentistes du Conservatoire de Lille. Une demi-douzaine de spécialistes sont engagés pour le son et son traitement électronique, presque autant sont impliqués dans la réalisation et la programmation des automates. À tout cela, il faut ajouter trois solistes vocaux et deux instrumentistes sur scène.
Comme les autres œuvres du cycle, le compositeur a imaginé pour Freitag un univers total dans lequel non seulement les sons et les mots, mais aussi les gestes, les mouvements et les éléments scéniques sont prédéterminés. Une tâche ardue pour ceux qui doivent la mettre en scène : plutôt qu’une dramaturgie traditionnelle, c’est un travail d’interprétation qui est demandé. La réalisatrice Silvia Costa a pris appui sur la compréhension du langage de la musique : « écouter les sons pour imaginer l’esthétique, rendre la musique visible, la mettre en lumière pour créer des formes »… Comme la partition, la scène est également structurée en deux niveaux, chacun correspondant à un type de scène. Les Realszenen, celles qui constituent la narration, se déroulent au niveau inférieur, le plus proche du public ; les Tonszenen se déroulent au niveau le plus élevé, une Olympe habitée par les douze objets – humains, animaux et machines – qui se réunissent pour créer des êtres imaginaires et monstrueux. Les enfants sont au centre de cette opération et remplacent les danseurs initialement prévus en occupant tous les espaces disponibles avec leurs tenues noires ou blanches, dont la confrontation (Kinder-Krieg) provoque une explosion de couleurs comme dans Holi, la fête religieuse indienne célébrant la renaissance. La dichotomie blanc-noir, humain-animal, orchestre-chœur, tentation-repentance est rompue grâce à la présence même des enfants auxquels ce Frei-tag, « jour de liberté », est dédié. La couleur dominante de l’œuvre est l’orange, les couleurs secondaires sont le vert clair et le noir brillant ; l’élément est la flamme de la bougie qui se consume lentement ; le métal est le cuivre.
Une équipe d’artistes à la hauteur de l’enjeu
L’entrée du public est accompagnée par le Freitag-Gruss (salut), un continuum de musique électronique avec des hauteurs micro-tonales induisant des interférences (battements), des ralentissements, des accélérations, des dilatations, des contractions, des pulsations isorythmiques : tout un vocabulaire qui constitue le premier niveau sonore. Pour des raisons de sécurité, les flammes attendues des bougies sont remplacées par une brume orange qui accueille les spectateurs dans la grande salle. (Signalons que les 2400 sièges sont tous occupés et personne ne quitte l’auditorium avant la fin de la représentation de trois heures !). Il n’y a pas de fosse d’orchestre, et les seuls instruments visibles sont ceux des deux personnages, Elu et Lufa, cor de basset et flûte, accompagnant Eva, la soprano Jenny Daviet, une chanteuse d’une grande expressivité qui enchante par la facilité avec laquelle elle surmonte tous les obstacles dus aux harmoniques exigées par la partition. Dans les duos instrumentaux se font entendre les très talentueuses Iris Zerdoud (cor de basset) et Charlotte Bletton (flûte). Il y a deux voix masculines, et toutes deux sont graves : celle du baryton Halidou Nombre (Caïn), engagé dans un duo sensuel imitant l’accouplement avec Eve, et la basse Antoin H.L. Kessel, le sournois Ludon/Lucifer. Les enfants d’Eve, habillés en blanc, constituent l’orchestre de flûtes et de clarinettes ; ceux de Ludon, habillés en noir, le chœur de garçons.
Au deuxième niveau, les scènes sonores prennent place : ici, les douze couples de danseurs sont remplacés par la présence d’enfants et d’objets plus ou moins animés. Silvia Costa a reproduit les demandes de Stockhausen avec une fidélité qui conduit à une certaine naïveté chez ces automates (le chien, le chat, la voiture…), objets (cornet de glace, photocopieuse, flipper…) et personnages humains (bras, jambe, bouche…), lesquels sont présentés dans une séquence « accumulative » faisant un peu l’effet d’une comptine où chaque strophe reprend les éléments des strophes précédentes tout en en ajoutant un nouveau… Une touche comique qui, à mon avis, n’était pas l’intention du compositeur, tout comme la fin indécise, qui hésite entre Fellini et Halloween, avec les différents hybrides entonnant le chœur conclusif. Il n’y avait cependant pas le rhinocéros ailé crachant du feu et piétinant les enfants d’Eve, prévu pour le deuxième acte…
Ce n’est qu’au moment des applaudissements finals du public enthousiaste qu’apparaît Maxime Pascal, en blouse blanche de chercheur, qui a géré hors scène cette cérémonie sonore, ce flux hypnotique de répétitions, de psalmodies, de phrases rebondissant d’un bloc à l’autre, des solistes aux chœurs.
L’année prochaine, ce sera le tour de Sonntag (Dimanche), qui sera suivi de Mittwoch (Mercredi). Le cycle se terminera avec Montag (Lundi) en 2025.
Freitag aus Licht
Opéra en deux actes ; composition, livret, danse, action scénique et gestes de Karlheinz Stockhausen. Créé le 12 septembre 1996 à l’Oper Leipzig.
Représentation du lundi 14 novembre 2022, Philharmonie de Paris.