Ce qui fait les grandes soirées lyriques, ce n’est pas seulement le fait d’afficher des noms glorieux dans les rôles principaux – tout lyricophile serait a priori en mesure de faire ! C’est aussi et peut-être avant tout le fait de créer un esprit d’équipe entre les artistes et de soigner la distribution jusque dans les plus petits rôles. Et c’est précisément ce que vient de réussir l’Opéra national de Bordeaux avec ce Roméo et Juliette que l’on peut d’ores et déjà considérer comme l’une des soirées les plus excitantes, vocalement, de toute cette saison.
Un exemple significatif : le rôle de Tybalt est certes secondaire. Pourtant, l’interprète doit impérativement rayonner vocalement et physiquement afin de rendre crédible, dramatiquement, sa violente opposition à Roméo. Ainsi l’Opéra de Bordeaux n’a pas hésité à distribuer dans le rôle, en la personne de Thomas Bettinger, un Duc de Mantoue, un José, un Werther, un Lenski (rôle dans lequel le ténor français vient de remporter un très beau succès à Marseille). Le second tableau du troisième acte, qui voit Tybalt affronter violemment Mercutio puis Roméo, atteint ainsi une puissance, une urgence dramatiques rares. Les autres seconds rôles sont à l’avenant : l’intervention de Geoffroy Bussière en Duc de Vérone est empreinte de toute la noblesse de ton requise par le personnage ; Romain Dayez, sobre et stylé, parvient à faire de Pâris mieux qu’une simple silhouette ; Marie-Thérèse Keller est une Gertrude truculente mais non caricaturale.
Les rôles de Stéphano, Mercutio et Frère Laurent sont évidemment plus importants et plus exposés. Adèle Charvet croque un page adorable, observateur désemparé de la catastrophe qu’il a déclenchée par son inconséquence. Ses couplets de la « blanche tourterelle » sont d’une précision et d’une musicalité impeccables . On a rarement vu Philippe-Nicolas Martin à ce point à l’aise sur scène : Mercutio fougueux et virevoltant, il ne fait qu’une bouchée de son rôle, qu’il chante avec une musicalité (et une implication) de tous les instants, dans un français aussi clair que s’il était parlé. Nicolas Courjal joue la carte de l’humain plus que du hiératisme ou de la grandiloquence, et son « Buvez donc ce breuvage », chanté à fleur de lèvres, est un moment très touchant.
Mention spéciale au valeureux Jean-Christophe Lanièce, arrivé de Toulouse (où il répète Platée) deux heures avant le début de la représentation pour remplacer Christian Helmer, aphone. Lisant à l’avant-scène une partition qu’il chante pour la première fois (pendant que Christian Helmer mime le rôle sur scène), il fait mieux que sauver la soirée : sa voix, certes jeune et fraîche pour le personnage, permet au chanteur de brosser un Capulet original, plus dans la tendresse et la compassion que dans l’autorité ou l’injonction.
Mais toute l’attention des spectateurs était bien sûr avant tout focalisée sur le couple éponyme. L’apparition de Nadine Sierra est un ravissement. Élégantissime, fraîche et naturelle dans son jeu comme dans son chant, l’identification avec le personnage est constamment possible. La voix possède de vrais graves et un beau médium (le monologue « La haine est le berceau de cet amour fatal », pierre d’achoppement pour de nombreux sopranos trop légers distribués en Juliette, est remarquablement maîtrisé), mais aussi des aigus frais et faciles. Le chant est nuancé sans afféterie, et le dramatisme de la scène du poison puissant. À un tel degré de qualité, ergoter sur un français qui, ici ou là, pourrait être mieux prononcé (il l’est d’ailleurs globalement de façon tout à fait satisfaisante) relèverait de la goujaterie. Quant au Roméo de Pene Pati, c’est un enchantement de tous les instants. De l’attaque tendrissime du « Ô nuit, sous tes ailes obscures, abrite-moi » (acte II), chanté en voix mixte, jusqu’à l’aigu forte, absolument stupéfiant de facilité, qui clôt le troisième acte (« Je mourrai mais je veux la revoir ! »), le panel de nuances semble infini. Pene Pati chante comme d’autres parlent, avec un naturel et une facilité confondants. Le respect du style (à un ou deux points d’orgue près) et l’émotion sont constants, et la pureté du français ferait pâlir plus d’un chanteur francophone. Une interprétation bouleversante, qui fait de Pene Pati, sans aucune doute possible, l’un des meilleurs titulaires du rôle aujourd’hui – et un ténor à suivre absolument.
Si l’on ajoute à cela la qualité extrême des chœurs (nuancés comme jamais), de l’orchestre, galvanisé par la direction incandescente de Paul Daniel, et une mise en espace (signée Justin Way – à vrai dire presque une mise en scène) sobre, efficace, laissant librement s’épanouir la musique, on obtient… une soirée d’exception, au cours de laquelle l’émotion, dans le public, est palpable.
Au rideau final, les artistes sont littéralement noyés sous des torrents d’applaudissements. Vous l’avez compris : ces représentations sont à ne pas rater. Bravez les inondations, le réchauffement climatique, les manifestations, le coronavirus, et foncez à Bordeaux : jusqu’au 15 mars, Vérone est en Aquitaine.
Pour ce concert, Stéphane Lelièvre a bénéficié d’une invitation de l’Opéra de Bordeaux.
Roméo Pene Pati
Frère Laurent Nicolas Courjal
Mercutio Philippe-Nicolas Martin
Tybalt Thomas Bettinger
Le Comte Capulet Jean-Christophe Lanièce/Christian Helmer
Le Comte Pâris Romain Dayez
Le Duc de Vérone Geoffroy Buffière
Juliette Nadine Sierra
Stéphano Adèle Charvet
Gertrude Marie-Thérèse Keller
Chœur de l’Opéra National de Bordeaux, Orchestre National Bordeaux Aquitaine, dir. Paul Daniel
Mise en espace Justin Way
Roméo et Juliette est un opéra en cinq actes de Charles Gounod, livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après le drame homonyme de Shakespeare, créé à Paris au Théâtre-Lyrique le 27 avril 1867.
Représentation du 07 mars 2020