Tous les critiques, un jour ou l’autre, écrivent une bêtise… L’une des plus étonnantes a été formulée il y a quelques années par le confrère d’un célèbre hebdomadaire culturel, qui avait affirmé que le fait de monter des spectacles en costumes d’époque « tuait l’émotion ». C’est pourtant un spectacle hautement émouvant que propose Ivan Alexandre avec ces Noces de Figaro, qui ouvrent la reprise de la trilogie Da Ponte déjà applaudie à Bordeaux en mai 2022. Il faut aujourd’hui, paradoxalement, une certaine audace pour monter Les Noces dans un chronotope qui respecte celui prévu par Beaumarchais et Da Ponte, et non pas, comme c’est devenu l’usage, dans une décharge publique, un atelier de confection employant clandestinement des travailleurs immigrés ou un établissement financier du quartier de la Défense. Quand le rideau se lève, aucun doute n’est possible : nous sommes bien en Andalousie, dans le château du Comte, au XVIIIe siècle. Sur scène est dressé un « théâtre de tréteaux », qui permettra au metteur en scène non pas de se lancer dans une oiseuse réflexion sur le « théâtre dans le théâtre », mais plus simplement de compartimenter l’espace, de faire en sorte que certains personnages puissent en observer d’autres en restant cachés, ou encore de mener de front plusieurs actions parallèles. En dépit, au premier acte, d’un matelas (remplaçant le traditionnel fauteuil dans lequel se cachent Chérubin puis le Comte) un peu encombrant et peu esthétique, le spectacle fait preuve d’une fluidité, une élégance, un sens du drame et du rythme de tous les instants. Le public ne s’y trompe pas, qui réservera aux artistes une véritable ovation aux saluts finals.
Il faut dire que, musicalement, c’est également la fête, grâce avant tout à Marc Minkowski qui souligne la vivacité, la tension dramatique de l’œuvre sans jamais la brutaliser, établissant des contrastes poétiques entre agitation (électrisant finale du II !) et rêverie nostalgique (le « Dove sono » de la Comtesse), ambiances diurnes et nocturnes (splendide introduction du « Deh, vieni » de Susanna au dernier acte), trivialité (les interventions de Basile ou de Marcelline) et noblesse de ton (les airs de la Comtesse). Du grand art ! Côté voix, la distribution est extrêmement équilibrée, avec des seconds rôles parfaitement investis et crédibles (très beau « Voi che sapete » du Chérubin de Miriam Albano) ; et c’est un match nul entre le peuple (Figaro et Suzanne) et la noblesse (Le Comte et la Comtesse), les deux couples rivalisant de talent vocal et d’aisance scénique. Robert Gleadow est un Figaro débonnaire et touchant dans sa révolte contre les femmes pleine d’amertume et de tristesse au dernier acte ; Angela Brower susurre un « Deh vieni » empreint de poésie, porté par une voix capiteuse et richement colorée. La Comtesse d’Ana Maria Labin séduit par son engagement et sa jeunesse (son « Dove sono » est particulièrement réussi), et la voix de Thomas Dolié se différencie efficacement de celle de Robert Gleadow, le chanteur français campant un Almaviva plein de morgue et d’autorité vocale, avec un « Ah no, lascarti in pace » tourmenté et orageux à souhait.
Même si le spectacle est dorénavant bien connu (outre Bordeaux, l’Opéra Royal de Versailles l’a déjà proposé il y a quelques années), le public est à la fête ! Ne manquez pas cette trilogie d’exception, vraiment conçue comme un triptyque : dans ces Noces, Chérubin est un Don Juan en devenir (il fredonne d’ailleurs le célèbre « Deh, vieni alla finestra »), et rarement le « Aprite un po’ quegli occhi », que Figaro chante en tendant un miroir aux spectateurs, aura à ce point préfiguré le « Tutti accusan le donne » d’Alfonso dans Cosi fan tutte…
Robert Gleadow : Figaro
Ana Maria Labin : La comtesse Almaviva
Thomas Dolié : Le comte Almaviva
Angela Brower : Susanna
Alix le Saux : Marcellina
Miriam Albano : Cherubino
Norman Patzke : Bartolo, Antonio
Paco Garcia : Don Basilio, Don Curzio
Manon Lamaison : Barbarina
Les Musiciens du Louvre, dir. Marc Minkowski
Ivan Alexandre : mise en scène et lumières
Antoine Fontaine : décors, costumes et lumières
Le nozze di Figaro
Opera buffa en quatre actes de W.A Mozart, livret de Lorenzo da Ponte d’après Beaumarchais, créé à Vienne en 1786
Opéra Royal de Versailles, représentation du dimanche 15 janvier 2023.