Huitième reprise de la mise en scène d’Andrei Șerban : une prestation de grands diseurs
Cammarano superstar
Hasard du calendrier ? Nous savons gré à la direction de l’Opéra national de Paris d’avoir programmé, le lendemain de la dernière du Trovatore, la première de cette nouvelle reprise de Lucia di Lammermoor. Ce qui permet au spectateur de mettre en perspective l’ultime livret de Salvatore Cammarano, inachevé, et l’un de ses tout premiers, marquant les débuts de la collaboration prolifique avec Gaetano Donizetti. Ce rapprochement étant encore plus intéressant dans la mesure où l’on peut en déceler une évidente filiation sur le plan musical aussi, s’il est vrai que, comme le rappelle judicieusement Maria Callas dans l’une de ses master classes, la Leonora verdienne est la sœur jumelle de l’héroïne scottienne, du moins pour ce qui est des airs de présentation respectifs.
La mise en scène d’Andrei Șerban est bien connue du public parisien qui retrouve pour la neuvième fois la production, conçue à l’hiver 1995 à l’intention de June Anderson, qui a vu défiler bien des interprètes dont Mariella Devia, Natalie Dessay et Patrizia Ciofi. Nous retrouvons donc ce huis-clos qui, au dire du réalisateur, lui a été inspiré par la toile d’André Brouillet Une leçon clinique à la Salpêtrière, dépeignant la manière dont les femmes malades étaient exhibées devant la curiosité d’un public autre que les émissaires du corps médical. Ce à quoi viennent s’ajouter néanmoins les scènes de caserne dans un même cadre, sans doute moins justifiées. Du reste, le tableau en question datant de 1887, il appartient à une tout autre esthétique que celle qu’adoptent le compositeur et son poète dans une vision romantique où la représentation de la folie est le plus souvent un moyen bien rodé pour contourner la censure de la police des états italiens qui n’aurait pas permis la transposition de la mort sur scène, dans ce cas précis celle des autorités bourboniennes du Royaume des Deux Siciles.
Des interprètes très généreux
Mais venons-en à la performance de ce 18 février. Le dénominateur commun de la soirée est assurément la prestation de grands diseurs des trois rôles principaux, faisant tous état d’un soin parfait de l’articulation de la langue italienne, surtout dans les récitatifs.
À ses débuts sur la première scène lyrique nationale, tout en ayant une certaine expérience de l’œuvre, Mattia Olivieri est sans doute le plus idiomatique des trois, et pour cause, l’italien n’ayant pas de secrets pour son élocution exemplaire. Arrogant de virilité, il est aussi très bon comédien dans le personnage du frère tyrannique dont il gère savamment les passages les plus problématiques de la cavatine de sa sortita, relayée par une cabalette à la vaillance toute masculine. Dans le duo avec sa sœur il peut aussi être faussement compatissant, comme il sied à la dramaturgie de l’ouvrage, voire très expressif dans une strette qui ne saurait être qu’un étalage de décibels.
Nous attendions le retour de Javier Camarena depuis son phénoménal Arturo des Puritani belliniens du mois de septembre 2019. Nos expectatives étaient donc bien grandes de l’entendre dans un héros qu’il ne cesse d’aborder depuis sa prise de rôle au Teatro Real de Madrid en 2018 . Et il a su maintenir ses promesses. Dès son entrée, dans le duo avec sa bien-aimée, il se démarque par la clarté de son émission et par un phrasé exceptionnel : rayonnant dès les premières notes, il atteint l’osmose avec sa partenaire et se révèle tout particulièrement émouvant dans le moderato assai du finale I. Dans sa dernière scène, il parvient à allier l’accent paradisiaque du récitatif à une maîtrise hors pair du souffle et à un aigu prodigieux, puis à de sublimes sons filés dans le larghetto de la mort.
Disposant de deux chanteurs de cette envergure, il est vraiment regrettable qu’Aziz Shokhakimov, débutant lui aussi à l’Opéra national de Paris et vraisemblablement dans la direction de la partition donizettienne, ait choisi de suivre la mauvaise tradition de supprimer le duo de la tour de Wolferag, d’autant que cette mise en scène le prévoit et que le livret fourni dans le programme de salle le reproduit. À moins qu’il ne s’agisse d’un choix de la maison, puisque cela était déjà le cas des représentations de l’automne 2016, alors que nous avions encore eu le bonheur d’entendre l’intégralité du dernier acte en 2013, notamment avec Vittorio Grigolo et Ludovic Tézier. Dix minutes supplémentaires de musique et de chant n’auraient sûrement pas coûté plus cher pour des interprètes par ailleurs si généreux. C’est bien dommage, puisque leur seul moment d’affrontement est remarquable, l’attaque du quatuor menant au finale II.
Traditions ?
Très bonne comédienne, Brenda Rae rend un certain déséquilibre mental dès son apparition à la scène, comme le requièrent les auteurs, et sa lecture quelque peu parcimonieuse sait alterner des vocalises solides et de savantes variations de couleur. Angélique dans le duo d’amour, elle laisse quand même percevoir une certaine fatigue dans le haut du registre et semble déjà essoufflée dans le heurt avec son frère, à tel point que nous nous demandions comment elle pourrait venir à bout de la scène de folie. Il n’en est rien : sa présence vocale est percutante dans le sextuor du finale central et les vocalises de la démence, à la flûte obligée, sonnent très naturelles, malgré un volume plutôt réduit.
Il faut cependant déplorer la très mauvaise habitude qui semble s’être instaurée depuis la reprise de 2016 avec Pretty Yende, alternant avec Nina Mynasian, de venir saluer après la grande scène de folie. Bien entendu, ce ne sont pas les cantatrices qui sont ici en cause. Elles ne font que récolter les lauriers qu’on permet de leur tresser un peu trop hâtivement. Mais on ne devrait pas autoriser ce genre de dérapage, ne faisant nullement partie de la tradition de la salle ; dans la durée, cette attitude ne saurait que nuire à sa bonne réputation : n’est-ce pas remettre en question la conception de Cammarano et de Donizetti ? S’ils ont choisi de ne pas consacrer la scène finale à la primadonna, il doit bien y avoir une raison. Surtout à Naples où s’était éclose cette tradition sous le règne d’Isabella Colbran, une vingtaine d’années auparavant. Même Fanny Tacchinardi Persiani, la créatrice du rôle – qui ne reculait pas devant les honneurs – avait accepté cette architecture de l’œuvre la privant d’une scène finale marquante. C’est comme si, la veille, Anna Pirozzi était venue saluer après sa grande scène de l’acte IV du Trovatore, se réjouissant de son prochain empoisonnement. C’est confondre concert et représentation scénique. Nous profitons donc de cette humble tribune afin d’exprimer notre souhait de voir cesser cette mauvaise habitude, qu’aucune des illustres devancières suscitées n’a osée et qui aurait horrifié Maria Callas, si respectueuse de l’architecture des œuvres… Nous connaissons la coutume d’une grande partie du public d’applaudir au beau milieu d’un même numéro musical ; malheureusement, nous n’y pouvons rien. En revanche, le théâtre peut tout, face à cette sorte d’abus.
Pour sa part, Adam Palka en impose en Raimondo Bidebent, notamment par un beau legato, à la fois dans son air et dans le maestoso précédant la folie. Thomas Bettinger, Julie Pasturaud et Éric Huchet étant respectivement un Arturo, une Alisa et un Normanno de bonne école.
La direction nerveuse du chef mène efficacement sa phalange, toujours excellente, comme les chœurs d’ailleurs.
Enrico Ashton : Mattia Olivieiri
Lucia : Brenda Rae
Edgardo di Ravenswood : Javier Camarena
Arturo Bucklaw : Thomas Bettinger
Raimondo Bidebent : Adam Palka
Alisa : Julie Pasturaud
Normano : Eric Huchet
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris, dir. Aziz Shokhakimov
Cheffe des chœurs : Ching-Lien Wu
Mise en scène : Andrei Șerban
Décors et costumes : William Dudley
Lumières : Guido Levi
Lucia di Lamermoor
Opéra en trois actes de Gaetano Donizetti, livret de Salvatore Cammarano d’après Walter Scott, créé au teatro San Carlo de Naples en 1835.
Opéra National de Paris Bastille, représentation du samedi 18 février 2023
2 commentaires
Bonjour,
Bonjour,
Merci pour votre article interessant.
Je vous rejoins dans vos commentaires mais me permettais de souligner que déjà lors de la reprise sublime par Sonya Yoncheva à Bastille, avant celle de Pretty Yende, la cantatrice était venue saluer après l’air de la folie.
Fait intéressant lors de la première de la reprise (dont je fus spectateur), c’est le public qui a hué l’orchestre jusqu’à ce qu’il y ait le salut de S.Yoncheva, visiblement pas préparée à ça, avant de laisser l’opéra reprendre.
Si je n’aime pas la toute puissance du public, cela restait un moment très intense en émotion.
Cordialement,
Bonjour,
merci pour votre lecture et pour vos commentaires.
Malheureusement je n’étais pas présent le soir où Sonya Yoncheva a été ovationnée par le public. Apparemment elle n’a pas eu le choix que de venir saluer, « contrainte et forcée »… ce qui est bien différent des mascarades que nous subissons actuellement…
J’ai aussi assisté à la représentation d’hier soir (21/02) : Brenda Rae est venue saluer, alors que le public avait déjà arrêté d’applaudir… aucune émeute, donc, surtout qu’il n’y avait pas de quoi… vanitas vanitatum…
Bonne journée
Camillo