L’art de la nuance, pour Mattia Olivieri, c’est bien sûr une ligne de chant constamment soignée, dans laquelle le clair-obscur et le chant piano ont toute leur place. Mais c’est aussi l’art de caractériser les personnages, en particulier les « méchants » chez qui le baryton italien s’évertue à toujours chercher la part de fragilité, voire d’humanité cachée…
Entre deux représentations de Lucia à l’Opéra Bastille, rencontre avec l’un des plus brillants représentants de la jeune génération de chanteurs italiens !
Stéphane LELIÈVRE : Vous avez passé un mois à Paris pour une série de Lucia, et vous avez été immédiatement adopté par le public français, qui vous a réservé un accueil des plus chaleureux. Comment avez-vous vécu vos débuts à Paris ? Cela vous-donne-t-il envie de revenir pour de nouveaux projets avec la France ?
Mattia OLIVIERI : Oui, absolument ! Paris est une ville que j’adore, mais je ne la connaissais qu’en tant que touriste. Je dois dire que je la trouvais évidemment superbe, mais je n’en avais pas saisi toute la profondeur : c’était dû au fait que je courais partout pour voler d’une attraction touristique à un autre lieu culturel, sans prendre le temps de me poser. Là, je suis resté dans la ville plus d’un mois, j’ai eu le temps d’entrer dans le quotidien des gens, presque de me sentir « à la maison » : cela change absolument tout !
Enrico dans Lucia di lammermoor à l'Opéra Bastille (©Emilie Brouchon / OnP)
S.L. : Vos débuts parisiens se sont faits avec un rôle (Enrico) et un type de répertoire (le bel canto) que vous connaissez bien et que vous chantez fréquemment : s’agit-il selon vous du répertoire qui convient le mieux à votre voix ?
M.O. : J’ai beaucoup chanté Mozart – et je souhaite le chanter encore souvent ! -, ou le Donizetti bouffe (Don Pasquale, L’elisir). Mais depuis quatre ans, ma voix semble prendre un nouveau virage. J’ai chanté à plusieurs reprises Alphonse dans la version française de La Favorite (à Palerme, Florence et Barcelone). Je m’y suis immédiatement senti à mon aise, de même que dans le rôle d’Enrico : ce qui m’intéresse dans ces emplois de « méchants », c’est de ne pas en proposer un portrait tout « d’une pièce » mais d’y apporter des nuances, lesquelles se trouvent d’ailleurs dans le livret et la musique : il s’agit bel et bien de bel canto, avec une ligne de chant, des couleurs, des nuances à respecter – et qui doivent s’accorder au chant des partenaires –, et non pas d’un chant constamment « en force ». Mais la construction du personnage passe aussi bien sûr par l’incarnation scénique, et j’apprécie quand un metteur en scène me permet de chercher quelque chose de nouveau, de faire de nouvelles propositions… Concernant Enrico par exemple, il est possible de mettre au jour, au-delà de l’homme dur et autoritaire qu’il est assurément, une certaine fragilité du personnage, et c’est ce qui est d’ailleurs attendu dans la mise en scène de Șerban. Il ne faut pas oublier le dilemme dans lequel le personnage se débat : de la décision de Lucia dépend en fait le sort de tous les Ashton, c’est sa propre ruine et la chute de toute sa famille qui sont en jeu.
Lucia di Lammermoor, "Cruda funesta smania" (Mattia Olivieri , Éric Huchet, Adam Palka, Opéra Bastille, 2023)
Il en est de même pour Alphonse dans La Favorite, un opéra que j’aime particulièrement dans sa version française : le roi n’est pas un personnage monolithique, uniformément méchant : il aime réellement Léonore. Et c’est aussi le cas de Luna, même si on le considère souvent comme un « pur » méchant. Lorsque j’ai travaillé le rôle pour la production que j’ai chantée à la Fenice en septembre dernier, le metteur en scène Lorenzo Mariani a insisté sur la blessure originelle qui peut expliquer l’attitude du Comte : il est le fils cadet de la famille, celui qui ne compte pas, à qui on préfère systématiquement l’aîné… Il ne supporte pas que Manrico puisse encore lui prendre Léonore, une femme qu’il aime vraiment : la mélodie et les paroles de « Il balen del suo sorriso » le disent clairement. N’en faire qu’une « brute épaisse » est très réducteur et nous avons essayé d’en proposer une vision plus intéressante, plus humaine, plus riche psychologiquement.
La Favorite, « Pour tant d'amour » (Maggio Musicale Fiorentino)
S.L. : Vous appréciez, donc, qu’un metteur en scène vous laisse une certaine liberté, une certaine latitude par rapport aux choix interprétatifs ?
M.O. : En fait j’aime assez l’idée d’une « feuille blanche » lorsque les répétitions commencent, à partir de laquelle les choses vont pouvoir se construire. Si un metteur en scène arrive avec une idée inamovible mais qu’elle ne correspond pas à tel ou tel interprète, le spectacle risque de ne pas fonctionner. Cela dit, j’aime beaucoup qu’un metteur en scène, au fil du travail et des discussions, me fasse découvrir des aspects inattendus du personnage et fasse changer mes propres conceptions : il n’existe jamais une seule version de tel ou tel personnage ! C’est important de chercher et de trouver des points de vue nouveaux, même pour quelqu’un qui aurait déjà vu mille fois Lucia ou La bohème…
© Bettina Stöß – Deutsche Oper Berlin
Une très belle expérience sur ce plan-là a été celle du Don Giovanni que j’ai chanté tout récemment à la Deutsche Oper de Berlin : le personnage tel que le conçoit Roland Schwab est extrêmement noir (il tue une jeune fille au début du second acte et chante la sérénade devant son cadavre !) Don Juan comptabilise ses crimes (homicides ou viols), mais dans le même temps demande qu’on l’arrête dans cette course effrénée qu’il semble subir et ne maîtrise pas. Cette vision du personnage était si forte, si puissante, qu’elle m’en faisait presque perdre le sommeil !
S.L. : Est-ce qu’il vous est déjà arrivé d’être en désaccord avec un metteur en scène ? Comment réagissez-vous alors ?
M.O. : Je suis quelqu’un de très disponible, ouvert aux idées, prêt à tout essayer, dans la limite où les propositions qu’on me fait ne nuisent pas au chant. Si c’est le cas, je suis disposé à discuter pour qu’on trouve ensemble une solution – c’est d’ailleurs, d’une manière générale, un trait de mon caractère, je ne recherche pas l’opposition, mais la conciliation. Je suis prêt à entendre tous les points de vue, même si ce ne sont pas les miens : ils correspondent à une sensibilité qu’il m’appartient de comprendre. Les seuls points qui peuvent vraiment me gêner, c’est lorsqu’on me demande de faire quelque chose qui entre en contradiction avec ce que disent les paroles du livret. D’une manière générale, j’essaie toujours (même quand je ne suis pas pleinement convaincu) de faire tel geste, tel jeu de scène non pas parce qu’on me l’a demandé, mais parce que j’ai compris la demande : c’est la seule façon de les rendre vraiment crédibles.
S.L. : Les qualités premières d’un maestro concertatore e di canto résident-elles elles aussi dans la discussion, l’explication ?
M.O. : Pour moi, la plus grande qualité d’un chef lyrique, c’est d’avoir pleinement conscience des voix avec lesquelles il travaille et de pouvoir proposer une lecture qui en tienne compte : mon Figaro ne sera jamais le même que celui de X ou Y, et il y a des choix, ceux de certains tempi par exemple, qui peuvent ne pas être les mêmes d’un interprète à l’autre. Ceci dit, avec les grands chefs d’orchestre, il n’est le plus souvent nul besoin de parler : leur expérience est telle qu’ils s’adaptent spontanément aux différents profils vocaux qu’ils ont en face d’eux.
Prenons l’exemple de Fabio Luisi, le chef avec lequel j’ai fait mon premier rôle de bel canto (c’était Alphonse dans La Favorite). Je suis arrivé bien sûr parfaitement préparé, j’avais appris et travaillé le rôle à la maison. Mais c’est une chose que de travailler un rôle à la maison au piano, et c’en est une autre que de faire la première répétition avec orchestre, dans un opéra dont le style ne nous est pas familier. Fabio Luisi l’a parfaitement compris, et grâce à lui j’ai pu me livrer à un formidable travail stylistique qui m’a servi bien au-delà de ces représentations de La Favorite, jusque dans mes interprétations ultérieures de Luna ou Monfort. Je me souviens qu’il m’a notamment aidé à aller très loin dans la nuance piano (notamment à la fin de « Pour tant d’amour », au troisième acte), en me demandant d’oser, et même d’exagérer : « Je te dirai quand ce sera trop piano » », me disait-il ! Tout cela en m’offrant un formidable accompagnement orchestral, qui était pour moi un véritable soutien.
S.L. : Avec Alphonse de La Favorite, vous avez abordé d’autres rôles français : Escamillo, Monfort, Mercutio…
M.O. : Et Monsieur Choufleuri d’Offenbach. Le « trio italien » est tellement drôle !! J’adore chanter en français. Je crois que chaque voix a « sa » langue, qui lui convient tout particulièrement. Pour moi, c’est l’italien bien sûr, parce qu’il s’agit de ma langue natale, mais c’est aussi le français. Je ne saurais dire pourquoi… Ça m’est toujours un grand plaisir de chanter dans cette langue. Je n’ai encore jamais chanté Posa, mais j’aimerais beaucoup… et le chanter d’abord en français ! Il y a tant de rôles français que j’aimerais aborder… Avant tout, Hamlet, très certainement.
© Vincenzo Lucente
S.L. : Outre Posa, d’autres rôles verdiens vous attirent-ils ?
M.O. : Pendant la pandémie, j’ai étudié plusieurs rôles verdiens : Posa, Don Carlo d’Ernani (l’air « Oh, de verd’anni miei » est si beau…), Luna… Verdi écrit superbement pour les voix, mais il demande une technique très solide. Pour les grands rôles de barytons verdiens, il est peut-être encore un peu tôt pour moi. Parmi les figures de père, Germont sans doute serait possible… L’écriture du rôle est encore dans une certaine mesure très « belcantiste ».
S.L. : Vous dites avoir beaucoup travaillé pendant la pandémie, mais en dehors de cette circonstance exceptionnelle, comment trouve-t-on le temps de travailler lorsqu’on est un chanteur confirmé et que l’on est sollicité pour de nouveaux projets comme vous l’êtes ?
M.O. : Il faut trouver le temps de travailler, non seulement parce que le travail est la base de tout, mais aussi et surtout parce qu’on n’a jamais fini d’apprendre. Tout simplement parce que notre corps change en permanence, et par conséquent notre instrument, notre voix aussi. Le corps devient moins « fort », moins puissant au fil du temps : il y a des problèmes que l’on apprend à résoudre moins par la force que par une plus grande maîtrise technique.
S.L. : Outre les exercices réguliers que vous pratiquez, apprenez-vous également des autres chanteurs, d’aujourd’hui ou du passé ?
M.O. : Quand je veux me déprimer, j’écoute Piero Cappuccilli ! Une voix complètement naturelle, qui semble n’éprouver jamais aucune fatigue, une ligne de chant toujours élégante, un grand respect du style… Il est pour moi le dieu des barytons ! Mais il faut rester conscient de ce qu’est notre instrument et de sa propre nature : j’aimerais beaucoup être Cappuccilli, ou Renato Bruson… mais je ne serai jamais ni Cappuccilli, ni Bruson ! J’écoute les autres chanteurs pour découvrir comment ils résolvent tel problème, comment ils respirent, comment ils exécutent tel phrasé. Mais je suis Mattia ! Et il me faut faire avec ma voix, sans chercher à imiter qui que ce soit.
Questions Quizzz…
1. Y a-t-il un rôle que vous adoreriez chanter ? – même s’il n’est pas – ou pas encore – dans vos cordes ?
Je dois dire que je suis très heureux d’être baryton, j’adore les rôles dévolus à cette tessiture ! Et dans cette galerie de personnage, je dirais très certainement Onéguine. Et peut-être aussi Scarpia !
2. Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans le métier ?
J’adore mon métier, jusque dans ses défauts ! Ce qui me plaît le plus, ce sont sans doute les répétitions, là où le travail se fait, où le spectacle se construit, plus encore que l’« objet fini » que constituent les représentations en elles-mêmes, qui ne sont finalement que la partie visible de l’iceberg ! Mais je pourrais dire également que j’apprécie énormément le fait de pouvoir voyager et d’enrichir ainsi en permanence ma culture personnelle.
© Vincenzo Lucente
3. Ce qui vous plaît le moins ?
La vie personnelle pâtit nécessairement de ce mode de vie : on est trop rarement à la maison… C’est un métier qui tout à la fois te donne beaucoup… et te prend beaucoup.
4. Qu’auriez-vous pu faire si vous n’aviez pas chanté ?
Sans doute quelque chose dans le domaine du graphisme publicitaire : j’avais commencé des études en ce sens.
5. Une œuvre d’art, un artiste que vous appréciez particulièrement ?
J’adore l’Art en général… et si j’aime tant ce métier, c’est aussi parce qu’il me permet de visiter de nombreux musées et de voir de nombreuses expositions. J’ai aussi une grande admiration pour un acteur de cinéma : Tom Hanks.
6. Une activité favorite quand vous ne chantez pas ?
Manger ! J’aime goûter toutes sortes de cuisines !
7. Y a-t-il une cause qui vous tient particulièrement à cœur ?
L’égalité des droits. C’est pour moi une évidence et il est incompréhensible qu’elle ne soit pas plus respectée. Nous sommes tous égaux.
Interview réalisée par Stéphane Lelièvre, avec la complicité amicale d’Émilie Brouchon et Vincenzo d’Amore