À l’heure où l’on brandit le terme de Regietheater comme une insulte dès que l’on n’est pas satisfait d’une mise en scène, l’exemple de Harry Kupfer rappelle que la qualité d’un spectacle ne dépend nullement de l’appartenance du metteur en scène à telle ou telle école, et que les relectures et visions censément transgressives d’une œuvre peuvent donner lieu à des spectacles navrants de conformisme ou de prétention, comme à des spectacles sidérants de puissance et d’émotion. Au cours de sa longue et très prolifique carrière, c’est, très nettement, de la seconde catégorie que ressortissent les mises en scène qu’aura réalisées Harry Kupfer. Tout n’est pas de qualité égale dans la longue liste des spectacles réglés par le metteur en scène allemand. Jamais, cependant, en assistant à un opéra monté par ses soins, le spectateur n’aura été déçu par une absence d’idée, de construction et de cohérence dans la lecture ; jamais il n’aura souffert d’une absence de vision, ou de stimulation intellectuelle.
À ce travail de fond s’ajoutait une direction d’acteurs aiguisée, Kupfer possédant ce don rare de transformer les chanteurs en authentiques acteurs, faisant de l’urgence dramatique une priorité au moins égale à leur engagement vocal. Quelque quarante ans après les représentations légendaires du Vaisseau fantôme à Bayreuth, la Senta éperdue, hallucinée de Lisbeth Balslev hante encore les mémoires…
Ballade de Senta
Alors que Harry Kupfer vient tout juste de nous quitter, que de spectacles majeurs nous reviennent à l’esprit : le Ring de Bayreuth en 1988 (Barenboim était à la baguette) ; l’Otello de Sydney (2003) ; Le Chevalier à la rose de Salzbourg en 2014… Mais s’il est un spectacle pouvant résumer à lui seul l’ensemble des qualités de Kupfer (intelligence de la lecture, originalité de la vision, fusion théâtre/musique, dramatisme exacerbé, direction d’acteurs exceptionnelle), c’est peut-être Le Vaisseau fantôme de Bayreuth (1978 ; spectacle heureusement préservé par le DVD). Plus encore que le Hollandais, c’est Senta qui est au cœur du drame de Wagner, héroïne ivre de poésie broyée par la dureté, la petitesse, le prosaïsme d’un monde petit-bourgeois qui l’étouffe et la conduira lentement, froidement, au suicide. Inoubliable.
Le Ring de Bayreuth (1988)
Ann Evans, « Heil dir, Sonne ! » (Siefried, Bayreuther Festspiele)
Sophie Koch and Mojca Erdmann – Richard Strauss, Rosenkavalier, duo Octavian & Sophie (Salzbourg, 2014)