Avec De la maison des Morts, l’Opéra de Rome répare une injustice : l’absence quasi totale du compositeur Janáček de ses affiches !
La lecture peu convaincante de Warlikowski, ou quand trop… c’est trop !
Pour cette œuvre d’une grande violence expressive (la dernière de Leoš Janáček), où les personnes mises en scène, que leur culpabilité soit grande ou non, sont exposées à des situations on ne peut plus brutales et cruelles (châtiments corporels, humiliation, solitude, peur), le choix d’un metteur en scène (Krzysztof Warlikowski) qui a fait du « coup de poing dans l’estomac » sa signature semblait tout indiqué… C’est pourtant précisément cela qui crée la faiblesse de cette production : en raison d’une hyperactivité constante sur le plateau et de nombreuses distractions visuelles, on ne parvient plus à différencier les personnages, les détails des individus se perdent et, surtout, la concentration sur la musique devient difficile. S’il est pourtant une œuvre dont la musique mérite beaucoup d’attention, c’est bien celle-ci…
Janáček a commencé à composer De la maison des morts à l’âge de 72 ans, y travaillant intensivement pendant un an et demi, poussé par une prémonition. En 1927, il écrit dans une lettre : « J’achève une grande œuvre et, pour dire la vérité, il me semble que c’est peut-être ma dernière œuvre ». Le compositeur mourra en effet en août 1928, laissant le troisième acte en partie inachevé, et l’œuvre sera jouée à titre posthume en 1930 dans une version remaniée. La valeur prophétique du dernier opéra de Janáček a été bien soulignée par l’écrivain tchèque Milan Kundera : « Les trois plus grands monuments artistiques que mon pays a créés au cours de ce siècle représentent les trois faces de notre enfer à venir : le labyrinthe bureaucratique de Kafka, la stupidité militaire de Hašek [Le bon soldat Švejk], le désespoir concentrationnaire de Janáček. Oui, du Procès à De la maison des morts, tout avait été dit à Prague, et l’Histoire n’avait plus qu’à entrer en scène pour rendre réel ce que la fiction avait déjà imaginé ».
Sous la surintendance de Francesco Giambrone et la direction musicale de Michele Mariotti, le vieux Leoš retrouve la place qui lui revient dans les programmations du théâtre romain : avant la Káťa Kabanová de l’an dernier, il faut remonter à 1972, et avant cela à 1952 pour trouver un autre de ses titres, Jenůfa, son seul opéra représenté dans la capitale. La production proposée aujourd’hui pour six représentations est celle qui a été créée à Londres en 2018, puis reprise à Bruxelles. La mise en scène est confiée, pour la première fois en Italie, à Krzysztof Warlikowski dont on se souvient de bonnes productions – le Wozzeck d’Amsterdam, la Lady Macbeth de Mtsensk à Paris – mais aussi d’autres productions beaucoup moins convaincantes. La dramaturgie de Christian Longchamp et les décors et costumes de Małgorzata Szczęśniak permettent à Warlikowski de situer l’histoire dans une prison moderne.
La critique du philosophe français Michel Foucault à l’égard du système carcéral – qui, selon lui, non seulement n’éduque pas le délinquant, est économiquement improductif, mais se maintient cependant parce que la délinquance augmente et que sa menace est un facteur d’acceptation des contrôles policiers dans nos démocraties – prend corps dans un entretien de 1976, projeté pendant l’ouverture. Entre les sous-titres en deux langues et les images apparaissent – ou se perdent… – les notes que Janáček prépare pour son drame… et les choses se gâtent dès la première scène, avec l’arrivée de Gorjančikov et sa première salve gratuite de coups de fouet – combien de coups de fouet ! Ils se comptent par milliers dans les Mémoires de la maison des morts de Dostoïevski dont est tiré le livret de l’opéra. On perçoit à peine ce qui se passe dans ce coin de la cage qui sert de bureau au directeur de la prison, tant on est distrait par ce qui se passe ailleurs sur la scène, qu’occupe un terrain de basket où un jeune homme s’entraîne tandis que les autres détenus errent ici et là. Personne n’écoute non plus le monologue de Skuratov – sauf le public !
Le piétisme chrétien de Dostoïevski est totalement absent de la lecture du metteur en scène polonais. Il n’y a pas d’espoir de rédemption pour les personnages que nous voyons sur scène. Le message de liberté confié à l’aigle qui finit par s’envoler (belle invention de Janáček), est ici représenté par un ballon qu’un jeune homme, après une convalescence en fauteuil roulant, parvient à mettre dans le panier. Une fin tout à fait cohérente avec la lecture du metteur en scène et efficace à sa manière, mais très éloignée à la fois du message de l’écrivain russe et de celui du compositeur morave. C’est légitime, bien sûr, lorsqu’on effectue une relecture d’une pièce de théâtre, mais dans ce cas précis, on y perd plus qu’on y gagne…
Il est bien difficile d’éprouver de l’empathie et de se révolter contre les conditions inhumaines d’emprisonnement que Dostoïevski et Janáček condamnent tous deux, si la prison dans laquelle se déroule l’histoire est aérée, bien chauffée, si les costumes sont propres, la télévision toujours allumée (avec des programmes sportifs), ou si l’on se distrait en pratiquant le breakdance. La sinistre pantomime du deuxième acte devient ici un spectacle burlesque avec des costumes flamboyants, une prostituée à demi-nue, des acrobates, des travestis, des poupées gonflables et des rivières de champagne. La même prostituée sera également présente lors de la narration de Šiškov, transformant ce monologue halluciné et angoissé en une autre pantomime inutile.
Une belle réussite musicale
Si la représentation visuelle du spectacle souffre de cette hyper-imagerie réaliste, la performance musicale mérite d’être saluée. La direction du jeune chef Dmitrij Matvienko, pour la première fois aux prises avec la musique de Janáček, est très efficace pour recréer l’extraordinaire variété des couleurs d’une partition dont la véritable version n’est connue que depuis quelques années. L’interprétation est vigoureuse mais précise et attentive aux détails, et cherche à équilibrer au mieux le volume de la fosse orchestrale avec les voix sur scène – des voix de grand calibre pour la plupart des nombreux interprètes. Comme le noble Mark S. Doss, incarnant l’aristocrate emprisonné pour ses idées politiques qui préserve son humanité en apprenant à lire au jeune Tartare Aljeja (Pascal Charbonneau). Štefan Margita est Filka Morozov, qui meurt sous la malédiction de son rival Šiškov, un Leigh Melrose intense. Skuratov possède la voix et la présence scénique de Julian Hubbard, tandis qu’Erin Caves incarne le Grand Prisonnier. Le détestable directeur de la prison trouve une juste incarnation avec Clive Bayley. À Marcello Nardis, l’un des rares chanteurs italiens de la distribution, revient le rôle du frénétique Kedril. Dans De la Maison des morts, les seules femmes sont celles du passé des prisonniers, les malheureuses Luiza et Akulka, mais Janáček a souhaité inclure dans son œuvre quelques répliques d’une prostituée anonyme, ici Carolyn Sproule.
Les quatre-vingt-dix minutes ininterrompues et intenses ont été bien accueillies par le public romain : il n’y a même pas eu de contestation à l’égard du metteur en scène. Rome a enfin réparé la longue absence de son Opéra de l’un des plus grands auteurs du théâtre moderne. Les sept autres titres de sa production attendent maintenant de trouver une nouvelle vie en ces mêmes lieux…
Alexandr Petrovič Gorjančikov : Mark S. Doss
Alieïa, jeune Tartare : Pascal Charbonneau
Filka Morozov (emprisonné sous le nom de Luka Kusmič) : Štefan Margita
Le grand prisonnier : Erin Caves
Le petit prisonnier Nikita / Čekunov / Le cuisinier : Lukáš Zeman
Le directeur de la prison : Clive Bayley
Skuratov : Julian Hubbard
Le prisonnier ivre : Eduardo Niave
Kedril : Marcello Nardis
Un prisonnier forgeron (déguisé en Don Giovanni et en Brahmane) : Aleš Jenis
Le jeune prisonnier : Paweł Żak
Une prostituée : Carolyn Sproule
Šapkin : Michael J. Scott
Šiškov : Leigh Melrose
Čerevin : Christopher Lemmings
Le vieux prisonnier : Colin Judson
Premier gardien : Michael Alphonsi
Une voix des steppes : Luca Battagello
Troisième gardien : Antonio Taschini
Orchestre et chœur du Teatro dell’opera di Roma, dir. Dmitry Matvienko
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Chef de chœur : Ciro Visco
Dramaturgie : Christian Longchamp
Décors et costumes : Małgorzata Szczęśniak
Lumières : Felice Ross
Vidéo : Denis Guéguin
Chorégraphie : Claude Bardouil
Maître d’armes : Renzo Musumeci Greco
De la maison des morts (Z mrtvého domu)
Opéra en trois actes de Leoš Janáček, livret de Leoš Janáček à partir de Souvenirs de la maison des morts de Fiodor Dostoïevski, créé le 11 avril 1930 à Brno.
Rome, Teatro dell’Opera, représentation du mardi 23 mai 2023