Le chef-d’oeuvre de Puccini fait enfin son grand retour en version scénique au Théâtre des Champs-Élysées dans une nouvelle mise en scène signée Éric Ruf. Entre les échafaudages, les peintures en cours et le chauffage à revoir, cette Bohème en chantier brille surtout par un Orchestre National de France particulièrement en forme et par le Rodolfo poétique et solaire de Pene Pati.
1956
La Bohème n’avait plus été donnée en version scénique au Théâtre des Champs-Élysées depuis 1956. Il revient à Éric Ruf de mettre fin à ces décennies de silence visuel, les versions de concert n’ayant jamais, quant à elles, manqué d’y réjouir nos oreilles. En 2009, et chacun dans leurs styles, Anja Harteros et Vittorio Grigolo avaient notamment su faire frémir nos cœurs.
Qu’il doit être difficile pour un metteur en scène de concevoir une nouvelle Bohème… Comment faire sortir le spectateur de l’habituelle mansarde glaciale? Quelle vie parisienne enneigée lui donner à voir ? Peut-on faire nouveau sans obligatoirement envoyer tout ce petit monde valser dans l’espace comme le propose en ce moment même Claus Guth à l’Opéra de Paris ?
Éric Ruf a à cœur de respecter certaines attentes du public. Il faut dire qu’assister à une représentation de La Bohème, c’est un peu comme revenir dans la maison de son enfance. C’est s’attendre à retrouver les meubles de sa chambre au même endroit, c’est vouloir revoir les membres de la famille toujours assis à l’identique à la table de la cuisine, c’est espérer pouvoir encore glisser un œil dans la fissure d’un mur pour essayer d’y retrouver des trésors d’émotions cachées.
Le metteur en scène, qui signe également la scénographie de cette Bohème, va donc s’attacher à préserver les espaces d’intimités, les scènes de fête et la neige qui tombe. Mais il va surtout nous emmener au théâtre. Marcello doit d’ailleurs en peindre le rideau historique, seul, la nuit, en temps masqué. Pour agrémenter un peu ce moment forcément long, Rodolfo, Schaunard et Colline passent lui rendre visite et s’inspirer des lieux pour leurs propres œuvres. Les muses parlent mais le froid est là. Le trou du souffleur servira d’âtre de cheminée, on y brûlera l’œuvre en cinq actes de Rodolfo pour se réchauffer. D’une tour Samia descend Mimi. Notre poète la charmera en lui dessinant une lune avec la console lumière présente sur scène. Peu de choses, comme dans une chambre de bonne, mais le metteur en scène réussit à nous embarquer dans son monde théâtral.
Au deuxième acte, la joie règne, réveillon oblige. La lumière s’invite jusque dans les plats qui ne sont que bougies. Nous sommes toujours au théâtre, les images invitent à la rêverie. Le public se doit d’imaginer une partie du décor aux travers de tour, toujours des tours… L’idée est efficace.
Le troisième acte s’ouvre sur des échafaudages. Encore. Marcello est maintenant peintre en bâtiment, ou plutôt et pour être précis, en façades de commerces. Pour ce qui est de la neige, nous sommes servis mais avouons tout de même que le tube en métal n’est pas l’objet le plus poétique qui soit. On se surprendra à fermer les yeux pour laisser parler la musique.
Quatrième et dernier acte. Retour devant le rideau historique et les travaux de peinture. Mimi meurt sur une planche et des tréteaux. L’émotion pointe le bout de son nez… jusqu’à ce que ce fameux rideau s’ouvre. L’intimité s’efface, le sentiment également.
Reconnaissons qu’Éric Ruf aura su mener sa vision de La Bohème sans encombre jusqu’à son terme grâce à une grammaire théâtrale claire et accessible et une direction d’acteur vive, intelligente et précise. Les costumes, dessinés par Christian Lacroix, apportent à l’ensemble un très beau contrepoint dramatique. Au final, nous aurons manqué d’un peu de poésie et de quelques pincements de cœur.
18 et 1
L’Orchestre National de France n’a pas joué la partition de Puccini depuis 18 ans. Il s’y montre pourtant à son meilleur sous la direction résolue et endurante du chef italien Lorenzo Passerini. Sa lecture sobre à la narration jamais expressionniste ne manque jamais de souffle. Attentif aux chanteurs sans sacrifier les couleurs orchestrales, il fait sonner les pupitres du National avec brillance et précision. Cordes poétiques, cuivres puissants, bois lyriques, l’oreille est en joie. Aurions-nous oublié d’autres pupitres ? Le succès est forcément collégial et amplement mérité.
Sur scène, la réussite dans une œuvre comme La Bohème est évidemment collective même si un certain ténor s’élève avec évidence au-dessus de la mêlée. Pene Pati est un Rodolfo de rêve. D’aucuns diront que son timbre rappelle celui d’un illustre ténor italien avec qui il partage également quelques lettres de son nom. L’interprétation est néanmoins unique. Premier Rodolfo sur scène et son poète est déjà un modèle de ligne, de projection, d’attention aux textes… et de poésie. Le personnage existe autant par ses silences que par l’art du chanteur. Pene Pati ne triche pas, il est. Voilà bien la marque d’un très grand. S’il fallait n’en garder qu’un, osons dire que ce serait lui.
Selene Zanetti est une très belle Mimi. Son soprano se déploie avec facilité sur toute la tessiture du rôle même si le bas-medium semble parfois moins confortable. Nuances, allégements de la ligne, gestion du souffle, tout cela est de très belle tenue. Ne manque qu’un soupçon de fragilité dans le timbre pour sublimer son portrait de la délicate brodeuse.
Alexandre Duhamel est un solide Marcello. Le baryton fait montre ici de belles variations de couleurs. Ami et amant, les deux facettes d’un même rôle sont magnifiquement dessinées. Même si Schaunard ne trouve pas vraiment à briller dans la partition de Puccini, Francesco Salvadori lui apporte une belle présence scénique alliée à une voix de baryton plus sombre que celle de son compère Marcello et qui complète plus qu’efficacement le trio de voix graves formées avec la belle basse de Guilhem Worms. Celui-ci se montre d’ailleurs exemplaire dans sa « Vecchia zimarra ». Amina Edris promène sa Musetta avec grâce. Sa voix corsée apporte à ce personnage faussement léger un surcroit de tempérament fort bienvenu.
Marc Labonnette, dans le double rôle d’Alcindoro et Benoît, est comme à son habitude un parangon d’incarnation. Le baryton semble avoir atteint une maturité vocale et une aisance interprétative telles qu’elles lui permettent de croquer en quelques notes et à peine moins de mots des personnages marquants, et, comme ce soir, hilarants. On ne demande maintenant qu’à l’entendre faire preuve de son talent dans des rôles plus étoffés. Rodolphe Briand est un Parpignol haut en couleurs et également bien chantant.
Le Chœur Unikanti et la Maîtrise des Hauts-de-Seine, préparés par Gaël Darchen, font preuve d’une belle homogénéité et d’une science des équilibres plus qu’appréciables.
1956 – 18 – 1. Le tiercé aurait pu être gagnant. Le succès public est au rendez-vous. La victoire manquait pourtant d’un peu d’émotion.
Retrouvez l’interview de Pene Pati ici
Rodolfo : Pene Pati
Mimi : Selene Zanetti
Marcello : Alexandre Duhamel
Musetta : Amina Edris
Schaunard : Francesco Salvadori
Colline : Guilhem Worms
Benoît/Alcindoro : Marc Labonnette
Parpignol : Rodolphe Briand
Orchestre National de France, dir. Lorenzo Passerini
Chœur Unikanti, Maîtrise des Hauts-de-Seine, dir. Gaël Darchen
Mise en scène et scénographie : Éric Ruf
Costumes : Christian Lacroix
Chorégraphie : Glysleïn Lefever
lumières : Bertrand Couderc
La Bohème
Opéra en quatre actes de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica d’après Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger, créé au Teatro Regio de Turin le 1er février 1896.
Paris, Théâtre des Champs-Élysées, représentation du jeudi 15 juin 2023, 19h30.