Nouvelle production du Vaisseau fantôme à la Fenice
Le spectacle remporte un beau succès, malgré une mise en scène manquant de lisibilité
Le spectacle de Marcin Łakomicki : des intentions à la réalisation scénique
Le programme rédigé par le metteur en scène polonais Marcin Łakomicki indique qu’il est lié au monde de l’opéra depuis l’enfance. Diplômé en cinéma et arts figuratifs à Łodz, et en scénographie à Bologne, il a fait sa première mise en scène en 2008 au festival de Wexford et a collaboré avec Jürgen Flimm sur l’Otello de Rossini à la Scala en 2015. Dans ses notes de mise en scène, Łakomicki insiste sur la juxtaposition de deux mondes : le masculin et le féminin. Les désirs des deux personnages principaux sont opposés : le Hollandais souhaite s’arrêter et faire de la terre un point d’ancrage ; au contraire, Senta aspire à se libérer d’une famille oppressive (son père ne la considère guère plus qu’une monnaie d’échange) et d’une communauté patriarcale fermée, et c’est pourquoi elle embrasse avec enthousiasme la proposition de s’échapper avec le mystérieux marin. Senta représente la rébellion contre le rôle traditionnel de la femme : attendre son homme à la maison en travaillant au rouet et préparer son repas. À l’homme, les voyages et la recherche de trésors ! Senta est cependant amoureuse de l’idée plus que de l’homme, elle se sent « l’élue », elle est subjuguée par son destin de « sauveuse » et se voit différente de toutes les autres, elle qui, de plus, est la fille du capitaine – celui qui possède un navire et qui est donc le plus riche du pays.
La lecture de Łakomicki s’appuie sur la scénographie de Leonie Wolf, les costumes des années 1920 de Cristina Aceti et les éclairages d’Irene Selka. Grâce à eux, il construit un monde d’abord naturaliste, évoluant progressivement vers une ambiance abstraite. Le rideau fermé pendant l’ouverture laisse présager une mise en scène traditionnelle (pas de vidéo nous montrant le Hollandais ou Senta enfants…) et, en effet, lorsque le rideau s’ouvre, nous voyons une proue de bateau, bien que schématisée et entourée de néons. Derrière un rideau noir se cache une falaise qui rappelle la Chaussée des Géants irlandaise. Nous voyons tout cela à travers un écran encadré semi-transparent laissant peu d’espace à l’avant-scène, mais les quelques actions qui y ont cours sont assez figées : les marins ne se déplacent pas, les fleuses ne filent pas, les masses restent presque immobiles. À l’intérieur du cadre se tiennent les chœurs d’hommes et de femmes – et l’interprétation de ce qui est raconté ou rêvé par Senta peut alors avoir lieu. La scénographie est dépourvue de toute tridimensionnalité et, la plupart du temps, les interprètes chantent devant l’écran, offrant des contours noirs sur un fond grisâtre – les couleurs sont totalement absentes – et dans le finale, même la fuite du cadre n’ouvre aucune profondeur.
Chaque personnage a son double, sans nécessité particulière, et à un moment donné, tous les personnages (réels ou avatars) forment une sorte de « Cène » avec un Daland-Judas comptant de façon obsessionnelle des pièces de monnaie. Le Hollandais est accompagné de six petites filles, qui représentent probablement ses précédentes « petites amies », dont aucune ne l’a libéré de la malédiction. La raison pour laquelle elles sont présentes n’est pas claire, mais ce n’est pas le seul mystère : la mise en scène propose d’autres moments inutilement conceptuels sans offrir d’idée convaincante. La fin laisse encore plus perplexe : Senta ne se jette nulle part, elle ne meurt pas, elle ne s’enfuit pas, elle reste là, devant l’écran, tandis que les autres personnages se retirent en la montrant du doigt…
Une exécution musicale globalement satisfaisante bien qu’inégale
Un finale qui ne propose pas le pendant visuel du climax offert la musique, laquelle trouve au contraire, dans la direction de Markus Stenz, une progression vigoureuse – celle qui devait contribuer, « à l’époque de Wagner, au fait que les spectateurs pouvaient s’enthousiasmer immédiatement. Aujourd’hui, en revanche, il faut parfois chercher un certain mode d’interprétation, travailler sur la dynamique, le tempo, pour susciter telle ou telle sensation. Donner plus de vitesse à tel passage, ou au contraire hésiter, attendre, pour créer une forme d’imprévisibilité ». Les contrastes sont donc amplifiés, peut-être au détriment de certaines subtilités, mais le souffle de la mer, du vent, des vagues – totalement absent à l’œil – se retrouve à l’oreille, grâce aussi à l’orchestre du théâtre qui se montre à la hauteur des intentions du Maestro Stenz, dont on se souvient de la direction de Fin de partie de Kurtág à la Scala il y a cinq ans (une production mettait en scène le ténor Leonardo Cortellazzi en Nagg, qui ici joue le rôle du Timonier). Les chœurs, dont les effectifs sont ici doublés, sont excellents : Alfonso Caiani dirige ceux qui se trouvent dans le théâtre, et est secondé par Bogdan Plish avec le Chœur Tars Shevchenko de l’Académie nationale d’opéra et de ballet d’Ukraine.
La prestation de Samuel Youn, qui a fait du Hollandais son rôle fétiche, confirme l’impression laissée dans la production de Py à Vienne en 2015 ou dans celle d’Ollé à Madrid en 2016. La voix est certes puissante mais manque de couleur, les accents font défaut, les aigus sont tendus et c’est au total la diction et les paroles qui prévalent. Le charisme reste assez limité : le personnage est dépourvu de mystère et de véritable dimension, et l’interaction avec les autres personnages problématique. Quelques huées à la fin du spectacle ont cependant été couvertes par les applaudissements d’un public satisfait du volume de la voix.
De la Corée, nous passons à l’Allemagne avec le Daland de Franz-Josef Selig et la Senta d’Anja Kampe. Le premier se montre solide et convaincant malgré des moyens vocaux qui commencent à montrer une certaine fatigue et un excès de vibrato. Anja Kampe fait ici de nouveau valoir un beau tempérament déjà observé en Leonore, Isolde ou Minnie avec cependant un peu trop de cris : plus qu’une figure romantique, c’est une femme décidée à se battre que nous montre l’interprète. La problématique de la lecture du metteur en scène ne lui permet pas d’aboutir à une lecture pleinement convaincante de son personnage, qui reste donc quelque peu incomplet. Toby Spence confirme ici la finesse de son timbre, mais son Erik est vocalement un peu court et le ténor anglais a parfois du mal avec l’écriture exigeante de Wagner. Annely Peebo (Mary) et Leonardo Cortellazzi, déjà mentionné, dans le rôle du Timonier, complètent la distribution d’une production généreusement applaudie par le public vénitien.
Daland : Franz-Josef Selig
Senta : Anja Kampe
Erik : Toby Spence
Mary : Annely Peebo
Der Steuermann : Leonardo Cortellazzi
Der Holländer : Samuel Youn
Orchestre de La Fenice, dir. Markus Stenz
Chœur de La Fenice, dir. Alfonso Caiani
Choeur Taras Shevchenko, Académie nationale d’opéra et de ballet d’Ukraine, dir. Bogdan Plish
Metteur en scène : Marcin Łakomicki
Décors : Leonie Wolf
Costumes : Cristina Aceti
Lumières : Irene Selka
Der fliegende Holländer (Le Vaisseau fantôme)
Opéra de Richard Wagner, créé le 2 janvier 1843 à Dresde.
Venise, Teatro la Fenice, représentation du jeudi 22 juin 2023.