Douze ans après la création de ce spectacle au festival d’Aix-en-Provence, Jean-François Sivadier renouvelle sa déclaration d’amour à Traviata à l’Opéra de Lorraine
C’est à une étrange et excitante expérience que l’Opéra national de Lorraine convie les spectateurs en cette fin de saison lyrique : plonger aux sources de l’amour inconditionnel que le metteur en scène Jean-François Sivadier porte depuis des décennies à la partition de La Traviata. L’exercice s’avère tour à tour frustrant, énigmatique et enthousiasmant, au risque de ne s’adresser finalement qu’à quelques happy few.
« Faire de l’art, pas de la décoration »
Par souci de s’inscrire dans une logique de développement durable ou tout simplement pour faire des économies, certains théâtres ont récemment fait le choix de dématérialiser leurs programmes de salle et de les remplacer par un QR code ou un lien internet adressé par mail à leurs abonnés, autant d’ersatz insatisfaisants que plus personne ne consulte, sinon à contretemps. L’opéra de Nancy n’a pas (encore) cédé à cette tendance et on sait gré à Matthieu Dussouillez de perpétuer la tradition du programme imprimé : outre qu’en ces semaines étouffantes de juin un livret relié peut opportunément faire office d’éventail de fortune, celui de La traviata donnée en ce moment au palais Hornecker contenait une clé essentielle pour forcer la porte de la mise en scène de Jean-François Sivadier.
De la production créée à Aix en 2011 autour de la personnalité de Natalie Dessay puis reprise à Vienne, à Dijon et à Caen, tout ou presque a été écrit. Un making-of réalisé par Philippe Béziat et intitulé Traviata et nous a même terminé de mythifier ce spectacle comme si, depuis l’après-guerre, il n’y avait eu que deux manières pertinentes de mettre en scène le chef d’œuvre de Verdi : sous des kilomètres de velours cramoisi comme à Milan en 1955 (la fameuse « Traviata du siècle » imaginée par Luchino Visconti pour Maria Callas), ou dans le dénuement d’un plateau quasiment vide ainsi que Sivadier a conçu la production d’Aix une soixantaine d’années plus tard.
Sans les qualités d’actrice inouïes de Natalie Dessay qui abordait alors sa première Violetta et entreprenait sa mue en soprano lyrique, était-il vraiment indispensable de ressusciter cette production ? Avant l’entracte, après avoir vu la première partie du spectacle (la fête chez Violetta et le tableau campagnard), on aurait été tenté de répondre non, définitivement non. Il y a effectivement chez Jean-François Sivadier un tel refus d’ancrer l’œuvre dans une quelconque époque ou dans la moindre structure sociale que sa Traviata apparait d’abord vidée de toute sa chair et privée de la palpitation qui sourd habituellement de chaque mesure de la partition. Sur l’immense plateau nu, les quelques accessoires signifiants semblent dérisoires, et lorsqu’ils sont intégrés à la mise en scène ils apparaissent d’un prosaïsme malaisant… Une pluie de confetti dorés pour nous dire la superficialité de la vie de Violetta : quelle trouvaille ! Des toiles peintes où figurent des nuages qui s’effondrent au moment où Alfredo revient à la réalité : mouais… La radicalité du dénuement et de l’épure de la scénographie est si excessive que l’entracte nous surprend dans un état d’exaspération proche de l’agacement.
C’est précisément au moment où l’on pense détester ce spectacle que surgit l’étincelle qui va nous le faire redécouvrir d’un œil neuf. Il suffit pour cela de feuilleter le programme de salle, de parcourir distraitement les biographies des artistes et de se laisser soudain happer par l’éditorial signé du Directeur général et intitulé Italienne avec orchestre. Et de réaliser soudain que Jean-François Sivadier est l’auteur d’un spectacle vu il y a près de trente ans et qui a marqué de manière indélébile nos souvenirs de jeune amateur d’opéra ! Étoffée et rebaptisée depuis Italienne, scène et orchestre, cette pièce créée en 1996 (elle était encore diffusée sur France 4 il y a une quinzaine de jours) est une déclaration d’amour à La traviata est une réflexion à la fois érudite et burlesque sur la difficulté à créer l’illusion de la réalité sur un plateau d’opéra. Sivadier y propose aux spectateurs une expérience immersive totalement inédite : pénétrer dans le théâtre par l’entrée des artistes, les faire s’installer en fosse et prendre part à la représentation comme s’ils étaient les musiciens de l’orchestre. Tous les repères sont dès lors brouillés : les spectateurs deviennent eux-mêmes acteurs de la représentation, ils interagissent entre eux et avec les comédiens qui évoluent sur la scène, au-dessus de leurs têtes, dans un dispositif intellectuellement très stimulant.
Lorsqu’on a eu l’opportunité de participer à une représentation de cette Italienne avec orchestre (ou à défaut d’en avoir vu la captation à la télévision), la Traviata de Jean-François Sivadier s’éclaire d’un jour nouveau et toute la seconde partie du spectacle fait soudain sens et se pare d’une beauté qu’on n’avait pas vue dans les premiers tableaux. Paradoxalement, l’absence totale de décor n’est plus source de gêne mais devient la condition préalable et nécessaire à une meilleure concentration sur le jeu des chanteurs-acteurs qui, libres de s’exprimer dans un espace nu, prennent vie par le regard que les spectateurs posent sur eux. Ainsi le dispositif imaginé par le metteur en scène abolit-il définitivement le quatrième mur qui isole traditionnellement la salle et le plateau. Outre qu’une passerelle enjambe la fosse et que les invités de la fête arrivent de tous les horizons du théâtre, Jean-François Sivadier renonce aussi au rideau de scène qui traditionnellement se lève et s’abaisse comme les parenthèses entre lesquelles l’illusion du théâtre serait prisonnière. Au début du spectacle comme après l’entracte, les spectateurs surprennent les artistes qui sont déjà sur le plateau et interagissent au gré de leurs affinités. Est-ce encore la réalité ? Est-ce déjà du théâtre ? C’est de cette ambiguïté jouissive que se rit tout le spectacle et c’est elle, à cause de son impossible résolution, qui justifie pleinement la reprise du spectacle d’Aix douze ans après sa création.
Regardé d’un œil bienveillant, le spectacle qu’on trouvait si creux au premier acte se charge alors d’un foisonnement de détails qu’il serait vain de vouloir tous énumérer. Retenons simplement ce geste si trivial de Violetta enfilant ses souliers qui fait écho à celui de Callas qui délassait ses bottines en chantant « Folia, folia » à la Scala en 1955 ; ou bien encore cet énorme bouquet de fleurs que Douphol dépose entre les bras de sa maîtresse et qui rappelle celui de l’Olympia de Manet… Tout dans ces réminiscences dit l’homme de culture qu’est Jean-François Sivadier et l’intelligence de son propos.
Dans la pièce Italienne avec orchestre, les personnages du metteur en scène et de la diva June Preston n’arrivent pas à se mettre d’accord sur la mort de Violetta, le premier demandant à la chanteuse d’expirer debout au mépris de toute crédibilité scénique. Dans sa propre mise en scène de Traviata, Jean-François Sivadier fait mourir son interprète sous une ultime pluie d’or : Danaé dépravée qu’aucun dieu ne fécondera plus, Violetta est transfigurée debout avant de s’affaisser seule en bord de fosse. Cette image fait se rejoindre toutes les réflexions qui hantent Sivadier depuis plus de trente ans : elle est à la fois une acmé musicale et un immense moment de théâtre.
« Il est pas là Karajan ? »
Douze ans après Aix-en-Provence, la Traviata nancéienne renouvelle évidement toute la distribution et offre à une génération de jeunes artistes l’opportunité d’inscrire leur début de carrière internationale dans la mythologie de cette production.
On se préservera évidemment de comparer Enkeleda Kamani à sa devancière, sinon pour souligner que son instrument convient autrement mieux à Violetta que la voix de Natalie Dessay qui – force est de le reconnaître – ne s’est jamais totalement approprié ce rôle. De la dévoyée, la jeune soprano albanaise possède incontestablement l’agilité vocale nécessaire pour négocier le final du premier acte, comme le tempérament dramatique indispensable pour affronter l’immense duo du tableau campagnard avec Germont ou la scène de la fête chez Flora. Dans tous ces instants cruciaux du drame, Enkeleda Kamani fait montre d’une voix sainement projetée, d’aigus ciselés et d’une longueur de souffle qui lui permet de se jouer des difficultés de l’écriture encore belcantiste d’une partie du rôle de Violetta. Mais c’est véritablement dans l’acte de la mort que la chanteuse gagne ses galons de grande Traviata : outre la transfiguration physique qu’elle y opère (dépouillée de sa perruque et de sa robe, elle devient littéralement une autre femme), elle réussit à trouver dans sa voix et dans son jeu des trésors d’authenticité qui, sans verser dans les excès véristes de certaines interprètes, font tout le prix de ses débuts dans un rôle qui l’accompagnera sans doute longtemps. Musicologiquement, le seul reproche qu’on pourrait lui adresser serait d’avoir systématiquement raccourci ses grandes arie à un seul couplet : « Ah fors’è lui » et « Addio, del passato » sont effectivement réduits à la portion congrue et on aurait été curieux d’entendre comment l’interprète est capable de nuancer son chant tout en improvisant des ornementations. Souci de se préserver un soir de Première ou décision de la cheffe d’orchestre de proposer un Verdi réduit à l’os de la partition ? Nul doute que l’artiste aura très vite l’occasion de rechanter Traviata dans une version plus exhaustive de l’œuvre.
Débarqué du Nouveau Monde où sa jeune carrière s’est jusque-là cantonnée, le ténor mexicain Mario Rojas réserve à Nancy – après Toulouse et Catane – l’une de ses premières apparitions européennes dans un grand rôle du répertoire. L’artiste n’en est cependant pas à son premier Alfredo : il y a cinq ans déjà, il l’a interprété au débotté au Palacio de Bellas Artes de Mexico pour remplacer un artiste défaillant. C’est peu dire que ce rôle convient idéalement à la vocalité de ce jeune artiste sud-américain : d’Alfredo, Mario Rojas possède le timbre solaire et velouté, le phrasé rigoureusement idiomatique et la silhouette juvénile. Si le jeu d’acteur peut encore s’épurer de quelques scories ou de gestes trop emphatiques lorsqu’il s’agit d’exprimer le désespoir, le tempérament incandescent du tragédien transparait dans le plaisir qu’il prend à être sur scène et rappelle favorablement l’énergie bouillonnante du jeune Rolando Villazón au même âge.
Issu lui aussi de l’école albanaise de chant, Gezim Myshketa a déjà roulé sa bosse sur les planches d’un bon nombre de grands théâtres européens dans des rôles importants du répertoire. Son timbre cuivré de baryton à l’autorité marquée conviendrait idéalement à Germont si, dans le grand duo qu’il partage avec Violetta, la voix ne s’engorgeait au point de gêner désagréablement l’émission de certains graves. Après l’entracte, l’intervention du patriarche chez Flora et sa réapparition chez Violetta sont négociées avec plus de bonheur, la voix de Gezim Myshketa trouvant une projection plus saine et libérant l’instrument du trac qui le paralysait peut-être un peu en début de représentation. Scéniquement, l’acteur fait forte impression : sans pathos, il réussit à incarner un père de famille inflexible mais touché néanmoins par la sincérité des sentiments de Violetta pour son fils.
Saluons le talent et le flair qui ont permis à l’Opéra national de Lorraine de réunir autour des protagonistes principaux tout un ensemble de comprimari dont pas un ne démérite. Rouée et fêtarde en diable, Marine Chagnon incarne du corps et de la voix une Flora séduisante au timbre opulent tandis que l’Annina de Majdouline Zerari compose une confidente discrète mais vocalement bien présente au moment d’accompagner sa maîtresse aux portes de la mort.
Pour incarner les noceurs, Grégoire Mour, Yoann Dubruque et Jérémie Brocard forment un trio complice de joyeux mousquetaires qui ont chacun une identité vocale bien marquée. Dramatiquement très engagé, le premier est un Gastone gouailleur à qui Jean-François Sivadier va jusqu’à confier un rôle central dans le divertissement espagnol de la fête chez Flora. Son timbre de ténor léger séduit l’oreille du mélomane tandis que la manière dont il se débarrasse de sa chemise fait monter de quelques degrés la température pourtant déjà élevée de la salle ! Plus sobre dans son jeu d’acteur mais pas moins fin instrumentiste, Yoann Dubruque est un Douphol aristocratique et élégant bien éloigné de la caricature de barbon à laquelle il est souvent réduit. Sonore et solidement projeté, son timbre de baryton a de quoi séduire les casteurs des maisons d’opéra pour les saisons à venir. Quant à Jérémie Brocard, entendu dans une Traviata rémoise de début de saison, il a troqué sa trousse de médecin pour la coiffure ébouriffée du marquis d’Aubigny, l’amant volage de Flora. Son jeu d’acteur est parfaitement naturel et ses quelques interventions sont autant d’occasions d’apprécier une voix grave et bien chantante, homogène dans tous les registres.
Afficher Jean-Vincent Blot en docteur Grenvil est un luxe comme seul l’Opéra de Nancy est capable de s’en offrir : quelques répliques énoncées d’un timbre d’airain campent instantanément le personnage de ce médecin empathique sous le charme de sa patiente.
Le Chœur de l’Opéra national de Lorraine est comme souvent chez Verdi sollicité à l’instar d’un protagoniste supplémentaire. Que ce soit chez Violetta, chez Flora ou backstage lorsqu’ils entonnent « Largo al quadrupede », les choristes nancéiens se caractérisent tous par une netteté des attaques et par une énergie enthousiasmante dans les grands tuttis qui ponctuent les scènes de fête. Mais c’est dans les moments plus dramatiques comme la grande déploration « Oh, quanto peni ! Ma pur fa cor » que le chœur se fait entendre sous son meilleur jour, homogène à tous les pupitres et d’une sonorité parfaitement idiomatique.
Directrice musicale de la maison depuis cette saison, Marta Gardolinska enchaine les productions et assure la direction de cette Traviata après avoir déjà conduit l’ensemble des représentations de Manru de Paderewski le mois dernier. Est-ce l’effet de la fatigue accumulée au cours de la saison, ou un manque criant d’affinité avec l’univers verdien, mais sa direction nous a paru le soir de la Première à la fois routinière et paresseuse, sa battue métronomique réduisant la plupart du temps l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine au rôle ingrat d’une énorme guitare qui marque la mesure sans véritablement prendre part au drame qui se joue sur scène. Cette atonie est d’autant plus étonnante que les deux préludes du premier et du troisième acte sont subtilement amenés, chargés d’émotion retenue et soutenus par des cordes soyeuses, en très grande forme. Les musiciens n’ont pour leur part rien à se reprocher : leurs attaques sont franches, à l’unisson, et les solos instrumentaux sont tous négociés avec rigueur et professionnalisme, mais il manque à cette Traviata une direction musicale plus engagée et mieux inspirée pour réaliser l’Œuvre au noir et transformer le plomb en or.
Au rideau final, le spectacle est accueilli chaleureusement par le public nancéien qui réserve notamment une ovation à la prestation d’Enkeleda Kamani et à l’apparation de Jean-François Sivadier présent à Nancy depuis six semaines pour assurer lui-même tous les réglages indispensables à la recréation de son spectacle aixois. Assistons-nous pour autant à une grande Traviata ? Longtemps après le spectacle, le sentiment désagréable perdure que, sans avoir vu Italienne avec Orchestre ni connaître le lien si particulier que le metteur en scène entretient avec son sujet depuis trois décennies, on ne saisit pas vraiment l’entièreté de son propos et que cette Traviata demeure une performance dont les arcanes sont réservés à quelques happy few.
Carnet blanc
Parmi les spectateurs de cette Première nancéienne on pouvait reconnaitre, dans une loge de la corbeille, le baryton italien Davide Luciano dont le regard ne s’est pas détourné un seul instant d’Enkeleda Kamani. Puisque leurs réseaux sociaux s’en sont fait officiellement l’écho, ce n’est pas une indiscrétion d’annoncer que les deux artistes partagent une romance passionnée et que Davide Luciano a demandé la jeune femme en mariage sur le plateau de l’opéra de Nancy à l’issue de la Générale de cette Traviata.
Toute l’équipe de Première Loge adresse aux tourtereaux ses meilleurs vœux de bonheur.
Violetta Valery : Enkeleda Kamani
Flora Bervoix : Marine Chagnon
Annina : Majdouline Zerari
Alfredo Germont : Mario Rojas
Giorgio Germont : Gezim Myshketa
Gastone, vicomte de Letorières : Grégoire Mour
Baron Douphol : Yoann Dubruque
Marquis d’Aubigny : Jérémie Brocard
Docteur Grenvil : Jean-Vincent Blot
Commissaire : Benjamin Colin
Domestique de Flora : Marco Gemini
Giuseppe : Ill Ju Lee
Comédien : Florian Sietzen
Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, dir. Marta Gardolinska
Chœur de l’Opéra national de Lorraine, dir. Guillaume Fauchère
Mise en scène : Jean-François Sivadier
Scénographie : Alexandre de Dardel
Costumes : Virginie Gervaise
Lumières : Philippe Berthomé
Maquillages et coiffures : Cécile Kretschmar
Chorégraphie : Johanne Saunier
Assistanat à la mise en scène : Véronique Timsit
La traviata
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave d’après le roman d’Alexandre Dumas fils La Dame aux camélias, créé au Teatro La Fenice deVenise le 6 mars 1853.
Opéra national de Lorraine, représentation du dimanche 25 juin 2023.