Une soirée en crescendo, celle que Roberto Alagna a offerte hier soir au public du Théâtre des Champs-Elysées. Le ténor franco-sicilien a envouté l’auditoire de son charisme et a fait preuve une fois encore de sa générosité, en teintant son chant d’un irrésistible charme méditerranéen, accompagné par l’Orchestre National d’Ile de France sous la baguette de l’incontournable Yvan Cassar.
La soirée est introduite par l’interlude symphonique « La Tregenda » d’après Le Villi, extrait du premier opéra de Giacomo Puccini, composé en 1884, où la redondance sonore et la vivacité mélodique se ressentent d’une orchestration encore un peu rudimentaire, liée de la tradition académique italienne de la première moitié du XIXe siècle. En écoutant cet extrait on peut bien remarquer l’évolution qu’eut le langage orchestral puccinien au fil des années. L’entrée du ténor est saluée par le public un peu comme une libération… Dommage, car le morceau de Puccini présentait des éléments exquis que la direction énergique de Cassar n’a pas fait émerger suffisamment.
Mais dites donc, pour son premier air Roberto s’est transformé rien moins qu’en une basse ! Une basse… mais alors pas très profonde, qui s’approprie l’air bien connu du philosophe Colline : « Vecchia zimarra » de La Bohème.
A ce moment-là il est légitime de penser : mais pourquoi cet emprunt au répertoire grave ? Aurait-il des problèmes de voix ? Nous sommes un peu abasourdis lorsque le ténor prend la parole et nous explique que tout le concert est un hommage au légendaire ténor napolitain Enrico Caruso – on dirait presque que Roberto Alagna vient de sortir un disque sur le sujet… -. Mais il paraît que lors d’une représentation de La Bohème au Met, Caruso dut remplacer à la dernière minute la basse qui était restée aphone, c’est pourquoi il a voulu lui rendre hommage en chantant cet air grave. Cela est très beau et très délicat, toutefois c’est un risque non négligeable pour la voix dont on peut payer les conséquences au fil du concert car ensuite, il faut changerde registre et là, si l’on ne s’appelle pas Roberto Alagna, on peut se faire mal… D’ailleurs, dans le deuxième chant « Tre giorni son che Nina » de Giovanni Battista Pergolesi, la voix montre de petits signes de tension, qui obligent Roberto à chanter très fort, un air du XVIIIe siècle : répertoire par ailleurs assez éloigné stylistiquement du tempérament du ténor.
Le morceau orchestral qui suit, le Preludio Sinfonico de Puccini, est une page plutôt longue et, à vrai dire, pas des plus réussies du compositeur lucquois. En outre, à notre avis la pause trop longue due à l’exécution du morceau dérange un peu le ténor, qui peine à monter de registre pendant l’interprétation de la célèbre prière Pietà Signore, attribuée à Louis Niedermeyer. Le phrasé e devient un peu tendu, mais le ténor montre un professionnalisme et une connaissance de son instrument qui devraient servir de leçon pour tout chanteur, car l’air lui sert de vocalise, l’aidant à bien chauffer et remettre en place da voix dans l’aigu. Ainsi il peut enchainer avec un air très connu du Serse de Haëndel, « Ombra mai fu », un véritable tube, que Roberto en grand séducteur chante avec aisance, avec des portamenti en style vériste, comme s’il s’agissait d’une mélodie de Mascagni, suscitant de grands applaudissements et laissant la place à l’orchestre, qui fait découvrir au public parisien une page rare de… eh bien oui, de Mascagni. Il s’agit de la « Sinfonia » de l’opéra « buffa » Le Maschere, au ton léger et très ironique où le compositeur déploie une orchestration raffinée et en même temps riche en couleurs. Yvan Cassar se montre ici beaucoup plus attentif aux phrasés des différents instruments qui jouent de beaux passages en solo, mettant ainsi en valeur les qualités de ce très intéressant ensemble symphonique francilien.
La première partie du concert se termine par l’air « Mia piccirella » issu de l’opéra en dialecte napolitain Salvator Rosa (1874) de Antonio Carlos Gomes. Enfin, on entend le ténor « dans son jus ». La tessiture de cette presque-chanson le trouve à son aise et lui permet de faire sortir tout son énergie ainsi que la chaleur méditerranéenne de son timbre. L’aigu final déclenche les ovations d’un public déjà conquis.
La deuxième partie du concert présente un programme plus intimement lié à la personnalité du ténor : la barcarolle de Cottrau « Santa Lucia », qui évoque le quartier homonyme de Naples est directement liée à la figure de Caruso, lequel interprétait toujours cette canzone pendant ses concerts. Cette dernière mélodie, Alagna la dédiait avec transport à sa mère qui n’avait pas pu être présente pour l’occasion. La barcarolle est suivie par un deuxième « tube » de la chanson napolitaine « Mamma mia, che vo’ sapè » d’Emmanuele Nuttile, qui nous conduit paisiblement vers l’Italie de début XXe siècle. Les morceaux orchestraux qui donnent un peu de souffle à notre ténor national sont deux compositions d’Umberto Giordano : l’interlude de Fedora, qui reprend le thème de l’air « Amor ti vieta », suivi directement par un autre « Intermezzo », celui de l’opéra Siberia (1903). Une belle page orchestrale que nous ne connaissions pas, aux sonorités sombres assez surprenantes et au caractère descriptif sonore puissant, dont la conception harmonique audacieuse et l’implant mélodique fortement chromatique nous montrent une facette peu connue du compositeur d’Andrea Chénier.
Le programme approche de sa partie finale et on a un peu peur de rester sur notre faim, nous avons entendu beaucoup de morceaux instrumentaux et nous nous demandons si Roberto ne s’est pas un peu trop reposé jusqu’à maintenant. Les deux chants qui suivent sont les derniers – l’air du Néron d’Anton Rubinstein « Oh lumière du jour » (dans la version française de1894) et la « Sérénade de Don Juan » de Tchaïkovski (1878). Mais il s’agit de deux morceaux longs et très riches, qui deviennent l’occasion pour l’artiste de mettre en valeur son phrasé dans sa langue maternelle et sa diction impeccable. Entre temps, la « Méditation religieuse » d’après Thaïs de Massenet nous fait comprendre par la voix du violon solo, que nous avons quitté l’Italie, même brièvement, et sommes rentrés en France. Au cours des airs, et des pauses, la voix miraculeuse du chanteur a retrouvé l’éclat des premières années, et son timbre méditerranéen ne peut qu’augmenter le charme de la langue française. La sérénade de Tchaïkovski, aux couleurs mélodiques très ibériques, nous fascine par la beauté de la ligne de chant et par l’orchestration somptueuse. Nous sommes ravis, mais nous avons encore un peu peur : comment, est-ce déjà fini ?
Mais non, nous faisons semblant de ne pas connaître Roberto Alagna car, comme pour tout ténor qui se respecte, le moment le plus exaltant du concert, c’est la phase des bis… et quels bis !
Après trois rappels, Roberto avance un peu vers le public et, avec modestie, s’excuse devant le public russe car il s’apprête à nous chanter en langue originale l’air de Lenski d’Eugène Onégine de Tchaïkovski. La splendeur mélodique de cet air est rendue avec des mezze-voci somptueuses et un transport sublime qui nous ont profondément ému. Au delà de la voix, c’est l’interprète ici qui montre toute sa maturité, nous offrant un grand moment d’art lyrique, que nous oublierons difficilement. Un deuxième bis, « Amor ti vieta » de Fedora, puis encore un troisième : la chanson « Caruso », grand tube italien, composé par Lucio Dalla sur une variation du classique napolitain « Dicitincello vuie ». Ce dernier morceau est une version arrangée par Yvan Cassar lui-même, qui figure sur le dernier disque du ténor, Caruso 1873. Un véritable tour de force vocal qui se déploie sur plusieurs tons différents jusqu’à l’aigu où la voix atteint un Si bécarre tenu. Evidemment le public est en délire. Le les mains acclament le ténor comme un héros national. Rappel après rappel, Roberto nous sourit, discutant un instant avec son complice et, toujours en se rapprochant au-devant de la scène, il nous dit, presque en confidence : « Ce morceau-là je ne l’ai pas encore mémorisé, donc il faudra qu’Yvan me souffle de temps en temps ». Ce dernier bis n’est autre qu’une version française du célèbre standard « Because » de Guy d’Hardelot, qui fut enregistré par Caruso en 1912 aux Etats-Unis. Passons sur le texte français, mais cette mélodie passionnée ne pouvait que clôturer brillamment et sur un superbe Si bémol tenu une soirée, où Roberto Alagna a démontré encore une fois qu’il siège parmi les plus grands ténors des dernières décennies. Alors, permettez-moi un peu de fierté nationale car il y a beaucoup d’Italie dans tout cela : « Grande Roberto ! ».
Roberto Alagna, ténor
Orchestre National d’Ile de France, dir. Yvan Cassar
Hommage à Caruso
GIACOMO PUCCINI
Le Villi, La Tregenda (orchestre)
GIACOMO PUCCINI
La Bohème, « Vecchia zimarra »
GIOVANNI BATTISTA PERGOLESI
« Tre giorni son che Nina »
GIACOMO PUCCINI
Preludio Sinfonico (orchestre)
LOUIS NIEDERMEYER
« Pietà, Signore »
GEORG FRIEDRICH HAENDEL
Serse, « Fronde tenere e belle… Ombra mai fu »
PIETRO MASCAGNI
Le Maschere, Sinfonia (orchestre)
CARLOS GOMES
« Mia piccirella »
TEODORO COTTRAU
« Santa lucia »
EMMANUELE NUTILE
« Mamma mia, che vo’ sapé? »
UMBERTO GIORDANO
Fedora / Siberia, Intermezzi (orchestre)
ANTON RUBINSTEIN
Néron, « Oh ! Lumière du jour »
JULES MASSENET
Thaïs, Méditation (orchestre)
PIOTR TCHAÏKOVSKI
« Sérénade de Don Juan »
Récital du 10 février 2020, Théâtre des Champs-Elysées