CYRILLE DUBOIS / TRISTAN RAES : Les secrets d’un couple (musical) heureux !
© JB Millot – Aparté
Leur complicité artistique saute aux yeux et aux oreilles à chacun de leurs concerts. Ce fut également le cas lors du récent récital donné au festival Rosa Bonheur, à l’occasion duquel ils nous ont accordé une interview. Rencontre avec deux artistes parmi les plus appréciés du moment dans l’exercice exigeant du récital de mélodies ou de lieder…
Le programme de votre dernier concert (NDR : « Maîtres et élèves », donné au Festival Rosa Bonheur le 30 août 2020 ; voir le compte rendu ici) était particulièrement original : comment l’avez-vous conçu ?
TRISTAN RAES : Bien sûr nous avons souhaité, conformément à la ligne directrice du Festival Rosa Bonheur, mettre à l’honneur plusieurs compositrices. À cette fin, nous avons proposé le concept « Maîtres et élèves », qui permet de faire se côtoyer des mélodies de compositeurs célèbres (Liszt, Saint-Saëns, Fauré,…) et de compositrices qui avaient été leurs disciples.
Y a-t-il eu, à l’occasion de ce concert, des pièces que vous avez interprétées pour la première fois ?
TR : En fait, nous avons déjà interprété la moitié des mélodies des sœurs Boulanger. Les autres, et celles des autres compositrices, c’était une première pour nous !
Nadia Boulanger : « S’il arrive jamais… »
CYRILLE DUBOIS : Nous avons proposé des mélodies (celles de Marie Jaëll, par exemple) qu’à l’origine nous avions préparées pour le festival Bru Zane du mois d’avril mais qui, hélas, a dû être annulé. Heureusement, une partie de ce programme sera de nouveau proposée dans un concert qui sera donné cette saison-ci aux Invalides (« Voix fusionnelles », le 15 mars 2021 ), et le programme que nous avions imaginé pour Bru Zane va voyager dans plusieurs villes en 2022.
Vous avez sans doute dû faire de nombreuses recherches pour dénicher ces mélodies signées Jaëll, Holmès, Grandval,…
CD : Certes, d’autant que l’idée initiale du Palazzetto était d’offrir un panorama assez complet de l’œuvre des compositrices romantiques ! Nous nous sommes donc plongés dans les œuvres de Charlotte Sohy, Cécile Chaminade, Pauline Viardot…
D’une manière générale, comment concevez-vous les programmes de vos concerts ?
CD : Soit nous avons carte blanche, soit on nous passe des commandes.
TR : Ainsi il y a quelque temps, les Invalides nous ont demandé un concert autour des campagnes napoléoniennes, ou l’auditorium du Louvre un récital en lien avec l’orientalisme (c’était à l’occasion d’une exposition consacrée à Delacroix et l’Orient). Ces commandes sont de plus en plus fréquentes : les organisateurs de concerts ont assez souvent en tête une thématique très précise autour de laquelle ils nous demandent de bâtir notre concert.
CD : Le désir de découvertes, de nouveautés, n’a peut-être jamais été aussi grand qu’aujourd’hui. Ce type de propositions les favorise, cela peut s’avérer très stimulant et susciter de belles découvertes. Très souvent, il y a une raison qui fait que tel compositeur est considéré comme un « grand » plutôt que tel autre. Mais il peut y avoir de très belle surprises. En fouillant dans l’œuvre d’un compositeur considéré (parfois un peu vite) comme « mineur », on peut, ici ou là, tomber sur un vrai « coup de génie »…
TR : La constance est peut-être ce qui permet de distinguer ceux qui sont restés de ceux qui sont un peu oubliés. Tous les lieder de Brahms, toutes les mélodies de Fauré sont éblouissants. Chez un musicien dit « secondaire », l’inspiration n’est pas toujours égale et peut parfois s’éroder. Ce qui n’empêche nullement l’existence de vraies pépites !
CD : Mais l’œuvre des compositeurs dits « mineurs » est loin d’être inintéressante : même si elle est peut-être moins novatrice que celles des musiciens qui sont restés, elle permet souvent d’établir une filiation entre les compositeurs, un pont entre eux et ceux qui les ont précédés ou qui leur ont succédé.
TR : Un exemple concret : sans Théodore Dubois, peut-être n’y aurait-il pas Fauré, en tout cas pas le même Fauré que celui que nous connaissons.
CD : Et c’est la même chose pour Godard vis-à-vis de Massenet ou de Gounod !
Revenons sur votre complicité artistique, flagrante lorsqu’on vous voit et qu’on vous entend sur scène : à quand remonte-t-elle? Qu’est-ce qui fait qu’un duo fonctionne bien sur le plan artistique ?
TR : Nous nous sommes rencontrés au CNSM, en 2007 ou 2008. Nous n’étions plus des étudiants tout jeunes : c’était ma dernière classe de CNSM, et Cyrille avait déjà un master scientifique en poche.
CD : Les clés de la réussite sont sans doute les mêmes que pour la musique de chambre : une complicité, une amitié, surtout une même vision du travail…
TR : Je ne pense pas qu’il faille nécessairement être dans le « fusionnel ». À partir du moment où les deux partenaires tendent vers une même exigence commune, cela fonctionne, et de façon durable. Curieusement, je connais des ensembles de musique de chambre qui étaient constitués d’amis très proches, et qui n’ont finalement pas tenu sur la durée. Le fait d’être amis sans être dans le fusionnel évite peut-être un excès de familiarité qui serait nuisible au travail, et permet de maintenir une forme de respect mutuel.
CD : Tristan travaille avec d’autres chanteurs, je chante avec d’autres pianistes, cela nous permet de conserver, chacun, un univers propre, indépendant de l’autre, et donc de continuer à nous enrichir mutuellement.
J’imagine qu’il vous arrive, parfois, de ne pas être d’accord !
TR : En fait, les contraintes liées aux deux « instruments » peuvent être, en soi, conflictuelles. L’écriture du piano peut, par exemple, être très complexe, avec énormément d’harmonies, auquel cas le pianiste peut avoir envie d’en rendre compte, de faire comprendre certaines structures, certains changements ; mais au-dessus, il peut y avoir une ligne de chant extrêmement longue qui donne envie au chanteur d’horizontaliser l’interprétation.
Comment ce genre de conflit se résout-il ?
TR : On s’engueule !
CD : Parfois on trouve rapidement un terrain d’entente, parfois on reste plus longtemps en conflit mais cela crée toujours des choses intéressantes… Au total, ça se passe toujours bien ! Peut-être parce que tous les deux, nous avons été élèves au même moment, et que maintenant, nous assumons davantage le rôle de tuteurs… Cela nous aide, sans doute, à partager une vision commune du travail.
Tristan, lors de vos études, saviez-vous que l’accompagnement de chanteurs prendrait une telle place dans vos activités de pianiste ?
TR : Absolument pas ! La classe qui tend à rapprocher les pianistes des chanteurs est la dernière que j’ai faite dans mon parcours (la classe d’accompagnement étant en fait très technique : il s’agit par exemple de travailler la transposition de l’orchestre). Je n’avais pas, à l’époque, une grande connaissance du répertoire de chant… C’est quelque chose que j’ai acquis sur le tas !
© Mirco Magliocca
Cyrille, vous semblez quant à vous disposer de tous les atouts pour défendre le répertoire français. Mais en fait votre répertoire est extrêmement éclectique : il y a eu ces récitals et ce CD Liszt, ou encore ces incursions dans le bel canto lors de votre concert à l’Éléphant Paname. Cet éclectisme, c’est important pour vous de le préserver ?
CD : Il est en fait inhérent à ma formation et à ma construction intellectuelle. Et son origine est sans doute à chercher dans le fait qu’enfant, je chantais dans une maîtrise qui nous proposait un répertoire différent chaque semaine. Cela m’a ouvert les oreilles, les yeux, le cœur, et ce désir permanent de répertoires nouveaux ne m’a depuis jamais quitté. Peut-être ma première formation d’ingénieur me pousse-t-elle également à continuer tout un travail de recherche… J’essaie en tout cas de construire mon instrument de la façon la plus polyvalente possible.
Franz Liszt, « Enfant, si j’étais roi… »
TR : Le monde de la mélodie permet sans doute plus facilement un grand éclectisme que celui de l’opéra, où les répertoires sont extrêmement cloisonnés et où les traditions ont parfois un poids énorme : on a tôt fait de dire à un chanteur : « Vous devez chanter ce type de répertoire, celui-ci n’est absolument pas pour vous ! »
CD : Sans compter que le répertoire de la mélodie est tellement vaste… Prenez le seul exemple de Fauré : plus de 120 mélodies ! Ils ne sont pas si nombreux, ceux qui peuvent se targuer de vraiment le connaître !
Pour finir, quelques mots sur vos projets pour la future saison? Vous interpréterez plusieurs œuvres de Saint-Saëns, à l’occasion du centenaire de sa mort…
TR : Nous commençons dès le mois d’octobre, avec un récital de mélodies à Venise, toujours en collaboration avec Bru Zane ! Il y aura aussi du Fauré, du Reynaldo Hahn et du Théodore Dubois, avec un très joli cycle de mélodies : Musiques sur l’eau.
CD : Nous nous retrouverons donc également en mars aux Invalides pour ce récital « Voix fusionnelles ». Et quant à moi, de Saint-Saëns, j’interpréterai également l’oratorio The Promised Land en juin, à Toulouse puis à Paris, et Phryné, toujours en juin, à l’Auditorium du Musée du Louvre.
Questions Quizzz…
1. Un rôle que vous adoreriez chanter / une œuvre que vous rêvez de jouer…
CD : Hoffmann… et Roméo.
TD : Tu ne m’avais pas dit, également, que tu rêvais de chanter les Évangélistes dans les Passions ?
CD : Exact ! Que je ne les ai encore jamais chantés reste pour moi incompréhensible ! Je peux également ajouter à la liste le rôle de Peter Quint dans The Turn of the Screw. J’ai chanté Miles étant enfant, j’ai l’impression qu’une page ne sera jamais tournée tant que je n’aurai pas chanté Quint !
TR : Je n’ai jamais eu l’occasion de jouer le 3e concerto de Prokovief, j’adorerais… Et j’aimerais un jour avoir le temps de bien explorer Scriabine et de jouer l’intégralité de ses sonates. Son évolution est absolument fascinante : il part d’un langage post-chopinien pour finir par une écriture qui est à l’origine de tout ce que le jazz fera entendre…
2. Ce qui vous plaît le plus dans le métier ?
CD : Le contact avec le public. C’est d’autant plus flagrant après en avoir été privé depuis de longs mois. Le récital de Rosa Bonheur était d’ailleurs notre tout premier concert depuis le confinement. Avoir le sentiment de prendre le public par la main et de parvenir à le conduire dans un univers peut-être nouveau pour lui… C’est un bonheur précieux et irremplaçable !
3. Ce qui vous plaît le moins ?
CD : Me trouver, dans le métier, face à des gens qui n’ont pas cette même passion, ce même amour pour la musique que Tristan ou moi. Je dirais même cette croyance en la musique : la musique dont nous sommes les héritiers et qu’il faut transmettre telle qu’elle est, sans chercher à lui faire dire ce qu’elle ne dit pas, sans chercher à la travestir, à travestir son histoire, son essence. Nous nous devons d’être humbles et respectueux vis-à-vis de ce qui nous a précédés.
TR : Il y a deux raisons qui font que l’on pratique notre métier : une vraie passion pour la musique, bien sûr, mais aussi le fait que cette activité permette en quelque sorte de nourrir son ego, dans la mesure où on y trouve une satisfaction, parfois une reconnaissance. Or le moteur premier de notre profession devrait toujours être la passion. Malheureusement, dans certains cas, ce n’est pas le cas, et les priorités s’inversent… Pour certains, c’est la reconnaissance qui devient le moteur premier, et la musique n’est plus qu’un moyen d’accéder à cette reconnaissance. Un peu comme si la passion pour leur propre ego avait supplanté celle de la musique !
4. Qu’auriez-vous pu faire si vous n’aviez pas chanté / joué du piano ?
CD : De la recherche fondamentale. On m’avait proposé de faire un doctorat à la suite de mon master d’ingénieur… Aurais-je été heureux ? Peut-être, mais il y aurait toujours eu un manque je pense…
TR : Je suis rentré au CNSM alors que j’avais 17 ans. Je n’ai pas eu le temps, comme Cyrille, d’explorer une voie autre avant de bifurquer ! Même si je m’intéresse beaucoup aux sciences sociales…
5. Une activité favorite quand vous ne chantez pas ?
CD : J’ai la chance de vivre à la campagne, j’ai un peu de terrain, des animaux : j’adore profiter de la nature et des ressources qu’elle offre !
TR : Je suis complètement citadin et mes loisirs sont plutôt classiques : je n’ai pas de passion secondaire, je ne suis pas sportif, je ne suis pas manuel ! J’aime bien tout simplement regarder un bon film quand je ne travaille pas.
6. Une œuvre que vous aimez en dehors du domaine musical ?
TR : La Nausée de Sartre. Lu et relu plusieurs fois. Quant à Cyrille, sa grande passion, c’est Star Wars !
CD (rires) : La musique occupe tellement mon esprit sur un plan culturel, qu’en dehors d’elle, je fréquente plutôt des œuvres qui me distraient ou me reposent : je lis par exemple pas mal de fantasy, je regarde des films hollywoodiens.
7. Une cause à laquelle vous êtes attaché ?
CD : La défense de la musique dite classique. Je suis atterré à l’idée qu’on puisse trouver dépourvues d’intérêt toutes les grandes œuvres, musicales ou autres, qui nous ont précédés… J’y vois le risque d’un appauvrissement de la pensée qui m’attriste beaucoup…
L’enseignement, l’éducation ont une part importante à jouer sur ce plan-là…
Certes. Permettez-moi de revenir sur l’exemple des maîtrises : je suis issu d’un milieu dans lequel il n’y avait pas de tradition musicale. Si je suis devenu chanteur, c’est uniquement parce qu’il y avait une maîtrise de qualité dans un environnement géographique proche. Je suis en quelque sorte l’exemple vivant d’une possible élévation sociale grâce à un enseignement d’excellence.
TR : La musique, sans aucun doute ! (Et la gastronomie…)
Interview réalisée par Stéphane Lelièvre, août 20