Monte-Carlo : Bel canto avec Karine Deshayes et Marina Rebeka
À l’auditorium Rainier III de Monte-Carlo, Karine Deshayes et Marina Rebeka brillent de mille feux dans un récital de belcanto, au programme devenu hélas bien rare sur les scènes hexagonales.
Evviva il bel canto !
Qu’il est bon, pour des oreilles qui en sont privées depuis des décennies, d’entendre un peu de bel canto ! Nous reviendrons dans notre édito de février sur la frilosité des scènes hexagonales qui ne semblent connaître de ce répertoire que 4 ou 5 titres, continûment et exclusivement programmées depuis x années – à quelques rares exceptions près… Aussi, la perspective d’entendre de larges pages de Semiramide, Anna Bolena, Roberto Devereux ou Maria Stuarda, qui plus est interprétées par deux des chanteuses les plus appréciées du moment, était-elle particulièrement excitante.
Notre attente n’a pas été déçue, et c’est un triomphe qui a salué le concert donné par Karine Deshayes et la valeureuse Marina Rebaka, troisième soprano programmée pour donner la réplique à notre mezzo nationale (après les défections de Olga Peretaytko puis de Joyce El-Khoury : voyez notre brève du 28 janvier) !
Plus de peur que de mal à l’orchestre
Commençons pourtant par un petit bémol : lors de l’ouverture de Semiramide, certaines attaques des cuivres ou des cordes sont bien imprécises, d’infimes décalages s’entendent… Et pendant l’introduction de « Bel raggio lusinghier », c’est l’accident : suite à un faux départ des violons, un décalage durable s’installe, dont on se demande comment l’orchestre et le chef viendront à bout ! Imperturbable, Riccardo Frizza continue et rattrape heureusement les choses : Karine Deshayes peut attaquer son air sereinement ! Simple accident de parcours ? Temps de répétition insuffisant ? On ne sait comment expliquer ces petits ratés (gageons qu’ils auront complètement disparu pour le concert de dimanche après-midi).
© Joan Tomás - Fidelio Artist
Toujours est-il que la suite du concert en sera exempte, et que l’on aura plus d’une fois l’occasion d’apprécier les belles couleurs de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, et surtout la direction de Riccardo Frizza, toujours respectueuse des œuvres et des voix, faisant de l’ouverture de Semiramide le dramatique et impressionnant tableau qu’elle doit être – et non l’élégante et divertissante page orchestrale à laquelle on la réduit parfois. L’ouverture de Roberto Devereux est également superbement conduite : combien de fois, quand survient, à la fin de cette page, le thème de l’air de Roberto (« Bagnato il sen di lagrime »), a-t-on déploré d’entendre subitement un rythme sautillant et
dansant, parfaitement incongru dans l’ouverture de l’un des drames les plus noirs de Donizetti ? Rien de tel ici : la page garde son dramatisme exacerbé jusqu’aux dernières mesures et se conclut, comme il se doit, de façon implacable.
Une Karine Deshayes en très grande forme
Karine Deshayes ne choisit pas la facilité en ouvrant courageusement le bal avec le « Bel raggio » de Semiramide ! On ne répétera jamais assez combien cet air gagne à être confié non à des sopranos légers mais à des tessitures plus centrales : la crédibilité dramatique y gagne (la terrible reine de Babylone s’accommode mieux des timbres cuivrés de mezzos ou de sopranos Falcon que des pépiements gracieux des sopranos légers) ; la musique aussi, la plupart des sopranos légers étant obligés de modifier la ligne vocale de « E il bel momento di gioja, e amor », faute de pouvoir effectuer les vocalises descendantes et atteindre les graves écrits par Rossini. Quoi qu’il en soit, l’interprétation de Karine Deshayes est impeccable de tenue, de précision et de style, la chanteuse proposant un juste milieu entre les variations parfois excessivement ornées de certains sopranos et l’interprétation vocalement splendide mais un brin trop sage de la jeune Berganza qui, en 1959, ne s’autorisait pas la moindre extrapolation, le moindre ornement dans la reprise de « Dolce pensiero ». Tout au long du concert, la voix de Karine Deshayes sonnera particulièrement clair et se montrera extrêmement souple, libérant des aigus (et même un suraigu en conclusion de la cavatine d’Elisabetta dans Maria Stuarda !) d’une grande facilité. La chanteuse se montre par ailleurs, comme à son habitude, une interprète toujours sensible (très touchant « Dal mio cor punita io sono » d’Anna Bolena…).
© Alain Hanel - OMC
Marina Rebeka en soprano drammatico d'agilità
Marina Rebaka possède l’étonnant talent de pouvoir se plier avec bonheur aux styles musicaux les plus divers (un récent Instant Lyrique nous l’avait fait entendre dans Schubert, Fauré, Gounod, Kalninš, Medinš, Kepitis, Wagner, Rachmaninov et Verdi !!). Tout auréolée de son récent triomphe en Thaïs, elle se transforme cette fois-ci en belcantiste, dans un répertoire qu’elle aborde certes à l’occasion mais qui est loin d’être son domaine de prédilection. La performance est d’autant plus impressionnante que la soprano lettone semble s’être approprié tel quel, sans en rien changer, un programme qui n’a nullement été conçu pour elle, si l’on en croit le programme de salle qui comporte encore le nom de Joyce El-Khoury ! On peut toujours ergoter sur tel ou tel point : des sonorités qui se réfugient parfois dans les joues, une virtuosité qui n’est pas exactement ébouriffante (mais la maîtrise technique de la chanteuse est très largement suffisante pour rendre justice aux rôles interprétés, qui au demeurant ne sont pas les plus virtuoses composés par Donizetti), un aigu qui n’est pas stratosphérique (mais il impressionne par sa puissance et sa justesse !). Il n’empêche : le soprano drammatico d’agilità est devenu un oiseau (très) rare, et elles se comptent à peine sur les doigts d’une main celles qui aujourd’hui peuvent interpréter ces pages avec une telle probité et un tel panache. L’émotion qui se dégage du chant de Marina Rebeka est constante, et l’artiste se révèle être par ailleurs une authentique tragédienne, soucieuse d’incarner ses personnages par la voix mais aussi le geste et la physionomie (la scène finale d’Anna Bolena est à ce titre réellement impressionnante). Seule déception : pourquoi avoir amputé le « Vivi ingrato » (sans doute la scène de folie la plus impressionnante jamais composée par Donizetti) de sa partie finale (« Quel sangue… » ?) Marina Rebeka s’y serait montrée à coup sûr magistrale…
Notons enfin que les voix de Marina Rebeka et Karine Deshayes se marient idéalement, notamment dans le second duo Norma/Adalgise où les deux artistes retrouvent la complicité qui les avait fait triompher dans ces mêmes rôles à Toulouse en octobre 2019. Un triomphe qui se renouvelle cet après-midi, le public de l’auditorium Rainier III exigeant que les deux chanteuses bissent « Si, fino all’ore estreme » !
Le voyage de Stéphane Leliève a été pris en charge par l’opéra de Monte-Carlo.