« Ne donner la parole qu’à celles et ceux qui savent de quoi elles et ils parlent » : RENCONTRE AVEC DOMINIQUE PERNAZ, « DRAMATURGE ÉTHIQUE » À L’OPÉRA DE LUGANO
Un édito en forme d’interview ce mois-ci : comment représenter les œuvres d’autrefois sans heurter les sensibilités d’aujourd’hui ? Éléments de réponse avec Dominique Pernaz, seule Française de l’équipe administrative de l’Opéra de Lugano, qui vient tout juste d’être nommée dramaturge éthique de cette prestigieuse institution.
Dominique Pernaz, vous avez été nommée responsable de la « dramaturgie éthique » par le nouveau directeur de l’Opéra de Lugano. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consistent vos fonctions?
C’est très simple : nous avons constaté que de trop nombreuses et nombreux compositrices et compositeurs donnaient la parole à des personnages dont en fait, elles et ils ne savent à peu près rien. C’est insupportable. Bizet était-il une gitane volage ? Non. Comment peut-il faire chanter Carmen ? Rossini était-il chargé de ramasser les cendres de sa cheminée ? Non. Comment peut-il comprendre Cendrillon ? La mère de Strauss a-t-elle assassiné son époux dans sa baignoire ? Je ne crois pas. Pourquoi se permet-il de donner la parole à Elektra ? Kaija Saariaho est-elle un troubadour du XIIe siècle ? A-t-elle jamais vécu un « Amour de loin » ? Pas que je sache. Son opéra du même nom ne doit plus être représenté. Il faut que cela cesse.
Dominqiue Pernaz, responsable de la dramaturgie éthique à l’Opéra de Lugano
© Éthique-et-toc
Mais à ce rythme, ne croyez-vous pas que le panel d’œuvres représentées à l’opéra ne se réduise de façon drastique ?
C’est un risque que nous assumons. Mais ce n’est pas si sûr… Prenez Massenet par exemple : ses parents n’ont jamais songé à l’envoyer au couvent pour éteindre un trop fort penchant pour le plaisir. Manon sera donc retirée de l’affiche. En revanche, j’ai découvert qu’il avait, au fil de son existence, envoyé d’assez nombreuses lettres, dont certaines ont même été reçues par leurs destinataires pendant les fêtes de Noël.
Werther a donc toute sa place sur la scène de l’Opéra de Lugano. Mais certains piliers du répertoire vont disparaître, c’est certain : à moins qu’on ne me prouve que Verdi était parisienne et courtisane, La Traviata ne sera plus jamais jouée chez nous !
Une lettre autographe de Jules Massenet
Il n’y aura aucune exception ? Aucune dérogation ?
Si bien sûr. Mais elle seront toujours fondées sur des critères très précis et des enquêtes de terrain menées par une équipe de chercheuses et de chercheurs dévouées et dévoués. Qu’on me prouve que Britten bégayait quand il prenait le bateau et Billy Budd pourra faire son retour sur nos scènes.
Célestine Galli-Marié, la créatrice de Carmen
Mais tout de même, un théâtre comme l’Opéra de Lugano ne peut pas se passer de Carmen ?
Vous avez parfaitement raison. C’est pourquoi nous avons lancé un grand concours de composition musicale pour une nouvelle œuvre qui s’appellera Carmen for real. L’idée, encore une fois, est de donner la parole à celles et ceux qui savent vraiment de quoi elles et ils parlent. Initialement, nous avions posé un certains nombre de critères très précis à respecter pour pouvoir concourir. Mais afin de recevoir le plus grand nombre possible de propositions, nous n’avons finalement retenu que les conditions suivantes : les compositrices doivent être des gitanes âgées de 20 à 25 ans, avoir un faible pour l’étrange musique produite par les tringles des sistres, et avoir été harcelée par un soldat faible et geignard.
Mais dans ces conditions, comment justifier la programmation d’Aida sur votre scène en juin prochain ?
Oh, c’est très simple : nous savons, de source sûre, que Verdi, à l’âge de 8 ans, s’était travesti en Éthiopienne pour le bal costumé de son école. Il est fort à parier que ce événement a développé chez lui une forme d’empathie pour les princesses africaines injustement maltraitées par leurs consœurs égyptiennes. De la même façon, nous pensons que si Constance avait été enlevée par un pacha, Mozart serait allé la délivrer. Pourquoi n’est-ce pas arrivé, me direz-vous ? Pour deux raisons très simples : tout simplement parce que les voyages entre la Turquie et l’Europe étaient bien plus complexes à organiser du temps de Mozart qu’aujourd’hui, où l’avion a singulièrement contribué à rapprocher les frontières. Ensuite, et j’insiste particulièrement sur ce point, parce que Constance Mozart n’a jamais été enlevée. En tout cas, nous allons programmer L’Enlèvement au sérail l’an prochain, quitte a justifier notre choix par une petite notice explicative dans le programme. Mais La Flûte enchantée, certainement pas. Mozart n’a jamais su jouer de la flûte. Jamais.
Pour en savoir plus sur les fonctions du dramaturge éthique à l’Opéra, c’est ici !