Cette nouvelle production tourne délibérément le dos à la vision postromantique de Thomas Mann et Britten pour proposer une réécriture de l’opéra. Pourquoi alors avoir gardé son titre ?
Par les temps qui courent, on ne peut qu’applaudir les efforts des maisons d’opéra pour rester en contact avec leur public en leur proposant des spectacles à voir en ligne. Monter une nouvelle production du Death in Venice de Benjamin Britten d’après La mort à Venise de Thomas Mann manifeste un certain courage vu le côté confidentiel et si peu spectaculaire d’un monodrame où le protagoniste, Gustav von Aschenbach, écrivain célèbre en panne d’inspiration et corseté dans ses convictions élevées de la littérature, décide de partir pour Venise où il s’amourache du jeune Tadzio qui n’est autre que Thanatos sous le visage d’Éros. Certains se souviendront du film de Visconti avec la musique de Mahler, sorti en 1971, alors que Britten s’active à confectionner son livret avec son amie Myfanwy Piper et s’efforce de transcrire un texte autobiographique extrêmement riche et ambigu où la Mort, de sexe masculin en anglais comme en allemand, apparait sous sept visages et où l’illustre écrivain meurt du choléra comme de son incapacité à céder à ses pulsions, illustration de la lutte entre le dionysiaque et l’apollinien qui gouvernent l’art selon Nietzsche. Trois ans avant sa mort, Britten avouait ainsi le secret de Polichinelle de son homosexualité en confiant à son compagnon de trente-cinq ans le rôle écrasant d’Aschenbach.
Tout cela, me direz-vous, n’est guère folichon et manque singulièrement de sex appeal, sauf à y suppléer, d’où la réécriture du livret. Un prologue vidéo montre l’éditeur d’Aschenbach, en compagnie d’une dame en perles et manteau de fourrure (la Mort ?), qui s’impatiente pour une séance de signature où l’écrivain ne vient pas. Ce dernier, appelons le Asch, est un vieil hippie alcoolique, avec bandana dans les cheveux et pyjamas New Age. Accro aux amphétamines et suicidaire, il est dans un état de délabrement physique avancé qui nécessite la présence d’un infirmier. Sa chambre d’hôtel à Venise ressemble à celle d’un hôpital et on lui fait un électro-encéphalogramme dans le salon du Coiffeur. Il est vrai que cet opéra résonne étrangement par ces temps de pandémie mais sa mort semble ainsi très naturelle et fait fi du processus de dégradation progressive que décrit l’original et qui a suscité l’intérêt de de Britten. Confession en deux actes, l’opéra est ponctué de récitatifs accompagnés au piano, singulièrement exigeants pour l’interprète, où Aschenbach révèle les profondeurs de sa psyché. Ici Asch se dandine devant un micro, invalidant des propos, pourtant projetés sur un écran, auxquels il ne semble pas croire. Est-ce l’air du temps qui donne à ce spectacle l’impression d’une dérangeante dérision ? Si Mann exerce souvent son ironie envers son personnage, est-ce toujours le cas chez Britten ?
Comme chez Visconti, c’est le blond Tadzio et le brun Jaschiu qui miment « la petite mort » et jouent devant ses yeux le fantasme érotique d’Aschenbach avant sa mort. Mais pourquoi avoir deux Tadzio ? Je laisse à votre sagacité l’exégèse de ce spectacle que j’ai trouvé à la fois astucieux et irritant. Il rend bien l’atmosphère claustrophobique de ce huis clos, avec son dispositif de petites boites, mais de temps en temps on aimerait voir cette mer que Britten dessine avec un motif particulièrement évocateur, et moins de ce noir qui devient un cliché de mise en scène. Avec ses escaliers et ses échafaudages, le décor évoque la Venise labyrinthique où Aschenbach poursuit Tadzio et les vénitiens qu’il y rencontre sont cauchemardesques à souhait. Matérialiser Apollon et Dionysos, très bien, mais pourquoi faire de celui-ci un personnage des Village People ? Un indice d’homosexualité, comme ces marins américains incongrus sur la lagune ? Vocalement, la distribution est de grande qualité, des rôles principaux aux secondaires. Toby Spence (Gustav von Aschenbach) est particulièrement convaincant dans son rôle d’opiomane, même s’il abuse de la liberté que lui laisse la partition dans ses récitatifs et tombe dans un expressionisme excessif. Scott Hendricks (les sept visages de la Mort) méritera vos suffrages, même si son côté Corleone n’a rien d’effrayant. Jake Arditti dans le rôle d’Apollon est hiératique à souhait.
Un spectacle qui porte tous les stigmates de notre époque. Pour les néophytes : à voir.
Les autres verront la version de Deborah Warner avec l’English Chamber Orchestra.
Spectacle disponible gratuitement en streaming sur le site de l’OnR.
Gustav von Aschenbach Toby Spence
Le Voyageur, le Vieux Dandy, le Vieux Gondolier, le Directeur de l’hôtel, le Coiffeur, le Chef des baladins, la Voix de Dionysos Scott Hendricks
La Voix d’Apollon Jake Arditti
Le Portier Peter Kirk
L’Agent de voyage Laurent Deleuil
La fille française, la femme anglaise, la vendeuse de fraises, la vendeuse de dentelle, la Chanteuse Julie Goussot
Le père polonais, le père russe, le serveur, un gondolier, le prêtre Dragos Ionel
Un Américain, le souffleur de verre, un gondolier, le Baladin Damian Arnold
La mère française, la mère russe, la mendiante Elsa Roux Chamoux
La mère allemande, la mère danoise, la vendeuse de journaux Eugénie Joneau
Le père allemand, le guide Damien Gastl
Un américain, un gondolier Sébastien Park
La nourrice russe Violeta Poleksic
Chœur de l’Opéra national du Rhin, Orchestre symphonique de Mulhouse, dir. Jacques Lacombe
Mise en scène, scénographie et costumes Jean-Philippe Clarac, Olivier Deloeuil
Death in Venice
Opéra en deux actes et dix-sept scènes de Benjamin Britten, livret de Myfanwy Piper d’après Thomas Mann, créé le 16 juin 1973 (The Maltings, Snape).
Spectacle capté à l’Opéra national du Rhin en avril 2021. Visible en streaming sur le site de l’OnR.