Juliette Sabbah et Fabien Hyon viennent de faire paraître un premier album, Paris Vagabond, qui nous a pleinement séduit (voir notre compte rendu ici). Nous avons souhaité mieux connaître les auteurs de ce projet : rencontre avec une pianiste et un ténor sympathiques, talentueux, et débordant d’idées et d’envies !
Joseph Kosma, "À la belle étoile"
Stéphane LELIEVRE : Juliette Sabbah, pourriez-vous définir pour nos lecteurs quelles sont les missions d’un « chef de chant » ?
Juliette SABBAH : Le métier n’est pas forcément pas très connu mais il est passionnant. Il s’agit de préparer les chanteurs pendant les répétitions musicales d’un opéra, mais d’une manière globale : nous travaillons aussi bien la voix que les rôles et l’interprétation qu’on peut en proposer, le style, le rapport entre le texte et la musique… On peut aussi aider le chanteur à entrer dans la vision d’un metteur en scène… C’est un peu une fonction de coach, en quelque sorte. Il s’agit souvent pour les chanteurs de bénéficier de ce qu’on pourrait appeler une « oreille extérieure », mais aussi d’un soutien permanent.
S.L. : Il faut donc avoir des qualités de pédagogue pour l’exercer ?
Oui si ce n’est que ce ne sont pas les mêmes qualités que celles que l’on sollicite avec des élèves plus jeunes : nous sommes entre adultes, je travaille avec des gens qui connaissent déjà bien leur instrument ; nous construisons les choses ensemble, en nous faisant mutuellement des propositions sur lesquelles nous réfléchissons.
S.L. : Comment est-on amené, quand on est pianiste, à se diriger vers la voix et l’accompagnement de chanteurs ? S’agit-il à la base d’un goût personnel ou est-ce le fruit du hasard ?
J.S. : Dans mon cas, c’est vraiment le hasard et je n’avais absolument pas prévu de me diriger dans cette voie ! Cela vient d’une formation que j’ai suivie aux États-Unis : les études y étant très chères, pour pouvoir bénéficier de ma bourse, on m’a demandé d’accompagner des cours de chant, ce que j’ai fait à raison de 20 heures par semaine. Mais c’était une première, c’était la première fois que je me confrontais à de l’opéra ! Au début c’était énormément de travail – et aussi une grande surprise car à la base je n’étais pas venue là pour ça ! Mais petit à petit, je me suis aperçue que c’était cette activité qui me procurait le plus de plaisir.
S.L. : Comment l’expliquez-vous ?
J.S. : De deux façons : c’est d’abord l’idée de faire de la musique à deux, de construire quelque chose ensemble ; mais c’est aussi le plaisir de pratiquer de la musique à texte, car je suis aussi très littéraire.
S.L. : Et vous Fabien, comment êtes-vous venu à la musique en général et au chant en particulier?
Fabien HYON : Je suis venu assez tard à la musique, je pensais faire des études d’anglais. Or le conservatoire était juste à côté de la fac : comme on m’avait dit plusieurs fois que j’avais une belle voix et que je chantais juste, je m’y suis présenté, mais vraiment par hasard et sans rien connaître ! Je n’avais aucune culture musicale, je ne savais même pas ce qu’était une portée… Mais j’ai rapidement compris que j’étais « mordu », j’ai travaillé d’arrache-pied, terminé le cursus du CRR en trois ans puis ai intégré le CNSMD de Paris…
S.L. : Et votre rencontre artistique, c’est aussi le hasard ?
J.S. : Complètement ! Nous nous sommes croisés à la Chapelle musicale Reine Élisabeth[1] où Fabien était en résidence. J’y préparais un concours d’accompagnatrice ; il nous fallait notamment accompagner des chanteurs « cobayes », et Fabien a été mon cobaye ! Il m’a suggéré de le recontacter si je souhaitais travailler avec un ténor, mais je n’étais pas du tout satisfaite de ma prestation, alors je n’ai pas osé le faire !!
F.H. : Puis nous nous sommes retrouvés par hasard, et le premier concert que nous avons fait ensemble, c’était pour l’association « Jeunes Talents », aux Archives et au Petit Palais : un programme franco-allemand, Debussy/Poulenc/Strauss/Brahms.
© Romain Chambodut, D.A. John Dauvin Un Pas de Conduite
S.L. : Qu’est-ce qui fait que les choses fonctionnent bien entre un chanteur et un pianiste ?
J.S. : Il n’est pas forcément nécessaire de beaucoup parler : il faut en fait beaucoup d’écoute mutuelle de façon à sentir et comprendre les propositions de l’autre personne. Il nous arrive assez souvent de ne pas être d’accord…
F. H. : Et les choses se règlent par le travail, tous simplement : si nous avons chacun une proposition différente sur tel morceau, ou tel passage, on essaie les deux propositions et on en discute, on essaie de voir ce qui est le mieux. Nous n’avons pas forcément besoin de beaucoup verbaliser : nous sommes beaucoup dans l’expérimentation en fait… Ce qui nous rapproche vraiment, c’est je crois le goût de l’artisanat : le temps consacré aux répétitions et aux recherches, c’est quelque chose de très précieux pour nous, et qui nous tient vraiment à cœur : travailler un matériau, voir ce qu’on peut en tirer, le laisser reposer et le reprendre un peu plus tard en observant ce qu’il est devenu… La musique de chambre vocale demande un investissement énorme : les programmes sont très exigeants à monter pour, le plus souvent, juste un one shot (à moins que vous ne soyez déjà pleinement reconnu…). Cela peut donc paraître assez ingrat, en revanche c’est on ne peut plus gratifiant en termes de richesse du répertoire, et de l’enrichissement à la fois de notre instrument et de nos sensibilités, sans parler de la rencontre et de la proximité avec le public !
S.L. : Il y a sur Youtube une très belle « Pause » de La Belle Meunière. Vous pourriez vous consacrer tous les deux au répertoire allemand en général et au lied en particulier ?
J.S. : Nous avons fait ensemble une Belle Meunière complète, c’était à l’Opéra de Baugé en 2019.
F.H. : Je crois que c’est ce que j’ai fait de plus difficile jusqu’à présent dans ma carrière… Même si aujourd’hui je chante beaucoup de répertoire français, j’ai en fait commencé par le répertoire allemand, notamment grâce à Anne le Bozec dont j’ai suivi la classe et qui m’a fait l’honneur de pouvoir partager la scène avec elle. Pendant la quasi-totalité de mes années de conservatoire, j’ai tout fait pour éviter Schubert, parce que ça me faisait peur !
S.L. : Qu’est-ce qui est si difficile dans ce répertoire ?
F.H. : Ce n’est pas simple à expliquer… En fait, j’ai toujours eu l’impression que je n’avais pas toutes les clés pour parfaitement comprendre de quoi il parlait : pas assez de compétences intellectuelles ? Pas assez de maturité, pas assez vécu ?
JS : Tu as pourtant vécu plus que lui !! (rires)
F.H. : C’est vrai ! Alors disons que je ne suis peut-être pas passé par les mêmes phases ni n’ai vécu les mêmes expériences !
S.L. : En même temps, on peut peut-être aborder ce répertoire en faisant le pari de la jeunesse, de la fraîcheur, de l’enthousiasme…
J.S. : Certainement… Nous sommes un peu éduqués dans le culte de certains compositeurs qui nous apparaissent dès lors comme des monstres intouchables, et on est tétanisé à l’idée d’aborder leurs œuvres avant même d’avoir ouvert les partitions ! Mais plus on explore ces dernières, plus on en trouve des clefs d’accès et plus on est à même de s’approprier les œuvres et de les défendre au mieux.
F.H. : En tout cas, dans la logique d’artisanat qui est la nôtre, il faudrait vraiment que nous ayons de nouveau l’occasion de jouer ce cycle.
J.S. : D’autant qu’il s’agit typiquement du type d’œuvres qui mûrissent avec le temps…
F.H. : Exactement. Du côté du public, on reçoit l’interprétation comme un objet fini. Du côté de la scène, tout reste toujours à retravailler et réinventer.
Schubert, "Pause" (Die schöne Müllerin)
S.L. : Vous est-il déjà arrivé d’être en désaccord avec quelqu’un lorsque vous vous produisez dans un opéra, par exemple avec un metteur en scène ?
F.H. : Bien sûr, c’est humain ! En général, tout se règle par la communication, la discussion, les explications. Ce qui est difficilement supportable, c’est lorsqu’il n’y a pas de dialogue possible. Mais si l’on a une vraie liberté de parole, il n’y a pas de raison de ne pas avancer dans la même direction. Sur scène, à l’opéra comme au concert ou lors d’une représentation de théâtre, notre moteur commun est avant tout l’histoire que nous voulons raconter. C’est primordial.
S.L. : Le CD « Paris vagabond » propose un programme très original. Comment l’avez-vous construit ?
FH : Il s’agissait au départ d’une commande d’Éric Rouchaud, le directeur du Théâtre Impérial de Compiègne : l’idée était plutôt de proposer un programme grand public, avec des chansons que le public aurait été heureux de retrouver.
J.S. : Comme j’avais déjà joué beaucoup de mélodies de Kosma, j’ai eu l’idée de le mettre au programme, avec des chansons connues telles « Les Feuilles mortes » et « Barbara ». Et puis la ligne s’est infléchie petit à petit, lorsque nous nous sommes aperçu qu’en fait l’image de Paris devenait de plus en plus présente dans les morceaux que nous avions retenus, ainsi que celle de l’enfance ! Finalement ni « Les Feuilles mortes », ni « Barbara » n’avaient plus leur place dans ce programme… Et nous l’avons complété petit à petit, avec notamment les poèmes d’Éluard, que Fabien a suggérés et qui sont très rarement enregistrés.
S.L. : Ce programme donne le sentiment d’un parcours, un cheminement qui évolue par petites touches…
F.H. : Nous avons mis deux ou trois mois à construire ce programme ! Pourtant, lorsque nous l’avons donné en version scénique, notre metteur en scène Renaud Boutin a complètement réorganisé l’ordre des chansons, tout en maintenant l’idée d’un cheminement, mais différent. Et si nous redonnons le programme sur scène, rien ne dit que l’ordre ne sera pas de nouveau bouleversé ! Encore une fois, nous aimons bien l’idée que rien ne soit définitivement « gravé » ; et aussi que le concert ne présente pas le même « objet » que le CD, n’en soit pas le simple « copié-collé ».
Joseph Kosma, "La Chasse à l'enfant"
S.L. : Parmi les personnes qui vous ont accompagnés dans ce projet, qui aimeriez-vous citer ?
J.S. : Susan Manoff ! C’est une des « bonnes fées » de cet enregistrement, et une pianiste merveilleuse ! C’est une expérience exceptionnelle que de travailler avec elle. Il y a aussi le pianiste et chef de chant Emmanuel Oliver et le chanteur et metteur en scène Yves Coudray : ce sont les trois personnes qui ont porté ce projet. Et j’aimerais également ajouter le nom de Philippe Muller, l’ingénieur du son du studio Passavant qui fait un formidable travail pour restituer un son qui soit l’équivalent d’un son live, naturel. Nous sommes restés cinq jours pour travailler à Passavant, c’était presque comme une petite résidence, et d’un confort précieux pour enregistrer ce programme !
S.L. : Et parmi les artistes qui comptent pour vous – ou ont compté dans votre vocation de musicien ?
J. S. : Malcolm Martineau a beaucoup compté lorsque j’étais à la Royal Academy of Music à Londres.
F. H. : Avant de citer des artistes, je dois rendre hommage à deux professeurs du secondaire : une professeure de français, qui tenait un atelier théâtre dans lequel elle faisait venir des comédiens, et un professeur de musique de collège, Gérard Cadoret : il parlait en boucle de Mozart et Beethoven, je ne comprenais quasi rien de ce qu’il disait, mais il s’exprimait avec un tel feu que j’étais plus accro à ce qu’il disait qu’à une série télé ! Si je ne l’avais pas rencontré, je n’aurais probablement jamais embrassé cette voie. Il me faut aussi citer Isabelle Germain qui a cru en moi et qui m’a beaucoup poussé, Malcolm Walker qui m’a énormément apporté pendant mes années au CNSM et José van Dam, avec qui j’ai eu la chance de travailler pendant quatre ans.
S.L. : Des envies, des rêves pour conclure ?
J.S. : Je suis naturellement portée vers le XIXe siècle et le début du XXe siècle, mais je souhaite continuer à découvrir et pratiquer tous les répertoires ! En parallèle de la musique de chambre, je rêve de jouer la partition de Tosca qui est un de mes opéras préférés depuis toujours, ou encore Pelléas et Mélisande, que j’ai déjà eu l’occasion de jouer sur scène dans la réduction de Marius Constant…
F.H. : Même chose, je suis boulimique ! Je m’intéresse autant au romantisme français qu’aux Leçons de ténèbres de Couperin, au Journal d’un disparu de Janáček, ou au Rake’s Progress de Stravinsky, le premier opéra que j’ai vu sur scène. Je rêve de chanter Tom Rakewell !
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[1] Institution belge d’enseignement supérieur artistique fondée par la Reine Élisabeth de Belgique en 1939, établie à Waterloo.