Il y a une dizaine d’années, Laurence Equilbey et Accentus avaient eu l’heureuse idée d’exhumer « La Malédiction du chanteur » et « Le Page et la Fille du roi », deux ballades pour solistes, chœur et orchestre de Robert Schumann, à la Cité de la Musique. Mis en scène par Antonin Baudry, avec les forces d’Insula orchestra, ces ultimes chefs d’œuvres prennent, à la Seine Musicale, un relief étonnant entre conte romantique et lutte des classes.
Schumann et la voix… Voilà une relation plus que compliquée qui accompagnera le compositeur jusqu’à la folie. Viscéralement enchainé au piano, c’est son mariage avec Clara qui le guidera d’abord vers l’art délicat du lied. En 1840, Robert Schumann écrira pas moins de 140 lieder. L’inspiration ne lui manque donc pas mais c’est pourtant l’opéra qui l’attire (« ma prière du matin et du soir » dira-t-il en 1842). L’échec de Genoveva à la scène en 1850 le portera à explorer le « para-théâtre » (pour reprendre une expression de Brigitte François-Sappey), et les ballades dramatiques lui apparaissent comme une solution. Moins conventionnelles que l’opéra, le cadre moins défini de la ballade pour solistes, chœur et orchestre laisse plus de latitude au compositeur dans le choix des textes, de la dramaturgie et de l’orchestration. En dehors du Pèlerinage à la rose, bien peu de ces ballades restent connues du grand public. En 2011, Laurence Equilbey et son ensemble Accentus avaient déjà exhumé les ultimes ballades du compositeur à la Cité de la Musique. La Malédiction du chanteur ainsi que les quatre ballades réunies sous le titre Le Page et la Fille du roi, au programme de ce concert dirigé par Laurence Equilbey, datent de 1852, année au cours de laquelle le compositeur subira des troubles nerveux, prémices de la folie qui le conduira à finir ses jours dans l’asile d’Endenich.
Ces ballades sont un voyage musical dans les contes et les légendes, univers prophétiques qui forment un des piliers du romantisme et qui opèrent de saisissants raccourcis entre réalité et fiction. La fiction, ce sont des histoires de rois et de pauvres gens, de malédictions et de rédemptions, de meurtres et de mariages, de vengeances paternelles et d’amours impossibles… Une fiction qui rejoint la réalité de Schumann pour son plus grand malheur. Une fiction qui rejoint aussi le quotidiens de milliers (ou plutôt de millions et plus sûrement milliards) de personnes comme semble le souligner Laurence Equilbey dans son discours introductif. Avec le metteur en scène Antonin Baudry, la cheffe d’orchestre a décidé de pointer les projecteurs sur un aspect bien précis de ces ballades : le désir de liberté des peuples face aux puissants, cette lutte viscérale contre les tensions et divisions générées par les différences sociales. Laurence Equilbey serait-elle devenue marxiste ? Nous lui poserons la question une autre fois mais cela semble sa volonté, au moins dans cette Nuit des Rois. Le pari est-il gagné ? C’est à voir…
Pour Antonin Baudry, La Nuit des Rois, c’est avant tout un conte, « il était une fois… ». L’auteur de la bande dessinée Quai d’Orsay et réalisateur du film Le Chant du loup met en scène un univers romanesque qui se déploie dans plusieurs dimensions, sur le plateau et en vidéo, et cette mise en scène vise plutôt à créer cet univers de conte qu’à transformer ces ballades en brûlot social. L’œil du spectateur est pourtant bien transporté dans deux univers qui s’entremêlent. Le conte rejoint le réel et vice-versa par une astucieuse installation scénique : l’orchestre, placé au centre sur scène fait partie de l’univers du récit et les personnages incarnés par les solistes sortent d’images projetées sur un tulle pour prendre vie à l’avant-scène. Les frontières s’estompent et les univers se superposent comme dans un rêve. La pari est gagné. Le conte est bon mais pour la lutte des classes, on repassera. Celle-ci est peut-être plus à aller chercher dans les situations mises en jeu dans le récit que dans la mise en scène. Car tout est déjà là. Si « Le Page et la Fille du roi » traite de la liberté d’aimer au-delà des différences sociales, c’est dans « La Malédiction du chanteur », inspiré d’un poème de Ludwig Uhland, que nous trouverons les échos de la libération des peuples portée par le pouvoir puissant de la musique. C’est dans la violence du roi, le panache viril de sa cour, la ballade du roi Sifrid ou le chant de liberté du chœur que l’on retrouve cette préoccupation, que Schumann partage avec Beethoven, ce désir de liberté.
Pour Antonin Baudry, l’unité́ de tout cela, c’est la musique. « Elle est à la fois souffle des personnages, source de l’énergie, et nœud du drame : quand deux être s’affrontent, et que l’un est musicien et l’autre roi, que se passe-t-il ? Comment cela finit-il ? » Chacun trouvera sa réponse dans l’actualité de la crise sanitaire, mais, pour en revenir à la musique de Schumann, si elle n’atteint pas la hauteur tragique de ses symphonies, de ses lieder, ou des Scènes de Faust, elle est très bien servie par les forces musicales présentes.
À la tête de l’Insula orchestra, Laurence Equilbey fait preuve de son habituel engagement, quitte à manquer de subtilité dans ces partitions à la riche orchestration et à l’écriture colorée. Un peu plus de contrastes expressifs auraient été les bienvenus dans « La Malédiction du chanteur ». Un manque qui se fera moins sentir dans « Le Page et la Fille du roi » où la construction sous forme de numéros clairement séparés facilite la diversité expressive. Le risque de placer l’orchestre au centre du spectacle est de lui donner trop de place par rapports aux forces vocales en présence. L’Insula orchestra sonne effectivement souvent un peu fort et l’harmonie manque parfois de transparence face aux solistes. La cohésion chœur/orchestre est également prise en défaut en début de spectacle, l’équilibre se rétablissant rapidement par la suite. Applaudissons tout de même la qualité des pupitres de cuivres et notamment des cors, particulièrement sollicités dans ces œuvres. Les deux marches de Beethoven, ajoutées au programme en remplacement du Requiem für Mignon, mettent également en valeur l’homogénéité et la justesse des cordes.
Le chœur Accentus se révèlera, quant à lui, superbe de bout en bout. C’est à lui que revient le plus souvent le soin de commenter l’action, ce qu’il fait avec nuances, précision et un investissement de tous les instants. Le Nachtlied le trouvant à son meilleur entre puissance et poésie.
Les solistes ne sont pas en reste et participent grandement à la réussite de ce spectacle, tant théâtralement que vocalement. Le ténor Ric Furman semble plus à l’aise dans le rôle du Page que dans celui du Jeune homme, l’écriture plus à découvert de ce dernier laissant paraître quelques tensions dans la conduite de la ligne. Alexandre Duhamel est un Harpiste et un Triton de belle tenue, rendant honneur avec panache aux passages les plus héroïques du premier rôle. Le baryton semble se promener des aigus à l’extrême grave même si on aimerait parfois plus de brillant que de puissance. Anna Lucia Richter est une magnifique Narratrice. La mezzo-soprano a changé de tessiture récemment pour notre plus grand bonheur et sûrement pour le sien. La voix est ronde, chaude et parfaitement homogène et sa pratique du lied rend sa narration dramatiquement passionnante. Adèle Clermont est un peu effacée en Princesse au contraire d’Ellen Giacone et Sébastien Brohier, membres du chœur Accentus et respectivement Nymphe et Ménestrel investis et bien chantants. Terminons par ceux sans qui une bonne lutte des classes ne saurait avoir lieu. Rafał Pawnuk est un Roi magnifique. La voix de la jeune basse polonaise, savant mélange d’harmoniques graves et aigus, est noire et puissante. L’incarnation scénique n’appelle que des éloges, ce roi détestable existant même dans ses silences. Terminons avec la superbe Reine de Marie-Adeline Henry. La voix semble avoir pris de la densité ces dernières années tout en gagnant en homogénéité. Le timbre argenté de la soprano est idéal dans ce rôle de Reine partagée en les devoirs de son rang et le désir de liberté de son peuple. L’accroche, très haute, de la voix, lui permet de passer allègrement l’orchestre sans être jamais criarde ou pointue, laids adjectifs bien loin de cette voix, ce soir souveraine. Warren Buffet disait lui-même : « C’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner ». Dans cette Nuit des Rois, les puissants auront encore une fois triomphé, du moins vocalement, mais cette fois, au service de la musique, alors…
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Pour ce spectacle, Romaric Hubert a bénéficié d’une invitation de la Seine musicale.
DISTRIBUTION
Ric Furman, le Page, le Jeune homme
Anna Lucia Richter, la Narratrice
Alexandre Duhamel, le Harpiste, le Triton
Rafał Pawnuk, le Roi
Marie-Adeline Henry, la Reine
Adèle Clermont, la Princesse
Accentus
Insula orchestra
Laurence Equilbey, direction
Antonin Baudry, mise en scène
Sandrine Lanno, assistante à la mise en scène
Youness Anzane, dramaturgie
Anatole Levilain-Clément, vidéo
Emmanuelle Favre, scénographie
Pétronille Salomé, costumes et masques
Cécile Trelluyer, lumières
La Nuit des Rois
Schumann, Le Page et la fille du roi
Schumann, La Malédiction du chanteur
Beethoven, Trauermarsch (Marche funèbre) in Leonore Prohaska
Beethoven, Geistlicher Marsch (Marche spirituelle) in König Stephan
Schumann, Nachtlied
La Seine Musicale, représentation du mercredi 19 mai 2021, 18h30