Félicité Charmille
à
George Sand
Paris, le 22 juin 2022
Mon cher George,
Je m’adresse à vous au masculin, selon votre fantaisie… Sachez cependant que c’est pas du tout la tendance actuelle en France, où nombreuses sont les femmes à exiger la présence de désinences féminines sur tous les termes qui les désignent… Espérons qu’elles ne m’en tiendront pas rigueur !
J’ai assisté ce soir au récital parisien d’une véritable légende du chant des XXe et XXIe siècles : mieux que Manuel Garcia, Adolphe Nourrit et Gibert Duprez réunis : il s’agit du ténor Plácido Domingo qui, au demeurant, chante depuis quelques années dans la tessiture de baryton.
La longévité vocale de ce chanteur est absolument stupéfiante : figurez-vous, mon cher George, que Plácido régale de son chant ses admiratrices et admirateurs depuis 60 ans et a, à son répertoire, pas moins de… 150 rôles !
Vous comprendrez l’impatience du public français à retrouver cette légende vivante sur scène, dans le bel écrin de la salle Gaveau, d’autant que le dernier concert de ce chanteur (les due Foscari de notre cher Giuseppe, salle Pleyel) avait dû être annulé « pour des raisons techniques » (?)… Un public qui a longuement fêté son idole, d’autant que Plácido, à 80 printemps, accuse une forme vocale littéralement inouïe : la qualité et la beauté du timbre sont toujours là, ainsi que l’urgence qui a toujours caractérisé son chant. La projection vocale reste d’une efficacité redoutable, y compris dans le grave de la tessiture qui, pourtant, lui a longtemps été étranger… Et surtout, on aurait pu s’attendre à ce que le chanteur, après six décennies de bons et loyaux services rendus à l’opéra, choisisse un programme tranquille, reposant, constitué de tangos ou d’extraits de zarzuelas – dans lesquels, par ailleurs, il remporte également de grands succès. Pas du tout : si la zarzuela a bien été présente, elle n’a été offerte au public qu’à l’occasion des bis, l’essentiel du concert ayant été consacré à l’opéra ; et ce ne sont rien moins que des extraits d’Andrea Chénier, La Traviata, Il Trovatore, Hamlet que Plácido Domingo a choisi d’offrir au public médusé par ce courage, cette force… et un dramatisme toujours incandescent !
Vous vous doutez, mon cher George, qu’à 80 printemps, la tenue du souffle se fait ici ou là un peu fluctuante, et il arrive au grand chanteur espagnol d’arriver en fin de phrase un peu essoufflé, ou de manger une syllabe, ou de prendre quelques libertés rythmiques : mais que valent ces remarques au regard d’une endurance absolument incroyable et d’un art dont la maîtrise reste le plus souvent souveraine ? Seul petit faux pas dans la programmation : l’air d’Hamlet, qui excède les moyens actuels de notre chanteur (mais quelle délicate attention que de programmer pour le public parisien un air d’opéra français !). Très intelligemment d’ailleurs, Plácido a modifié l’ordre des morceaux interprétés, et le concert s’est achevé non pas sur cet air comme cela était initialement prévu mais sur la très exigeante scène Luna/Leonora du Trovatore, où le baryton s’est montré stupéfiant d’autorité dans le récitatif, et absolument magnifique pendant tout le duo, accueilli par un tonnerre d’applaudissements !
C’est la soprano Saoia Hernandez qui aurait dû donner la réplique à notre ténor. Elle a in fine été remplacée par la chanteuse uruguayenne Maria José Siri, voix ample qui peine un peu à se plier au cantabile et aux nuances qu’exigent les rôles de Leonora ou de Violetta. Le duo de La Traviata a ainsi donné la très curieuse et inédite impression d’une Violetta servant de faire-valoir à Germont ! En revanche, elle s’est montrée impériale dans « La Mamma morta » d’André Chénier : de toute évidence, c’est ici que se trouve son répertoire de prédilection.
C’est un récital non accompagné au piano mais bénéficiant d’un orchestre qui nous a été proposé : un orchestre (l’ensemble Appassionato) composé de musiciens fort jeunes, extrêmement appliqués et engagés, sous la direction d’un Mathieu Herzog très à l’écoute des chanteurs – et notamment de Plácido, avec les limites duquel il compose habilement.
Quelques extraits de zarzuelas, parmi lesquels un émouvant « No Puede ser » de La Taberna del puerto, et le duo de La Veuve Joyeuse ont terminé ce concert que le public, extrêmement attentif, a suivi avec une émotion palpable – et accueilli avec une reconnaissance extrême.
J’aurais tellement aimé que vous soyez présent à mes côtés, mon cher George, vous qui manifestez toujours un certain scepticisme lorsque j’affirme que l’opéra et la musique que vous aimiez tant sont toujours bel et bien vivants… Cette soirée vous aurait sans aucun doute fait revivre les émotions dont vous vous enivriez jadis lorsque vous assistiez aux spectacles des Italiens ou de la salle Le Peletier… Accompagnez-moi la prochaine fois, mon ami : de telles soirées font littéralement revivre l’âge d’or du chant, et je suis sûre qu’elles feraient naître en vous, qui avez toujours été littéralement amoureux de la voix humaine, une nostalgie brûlante et un indicible plaisir…
Recevez, cher George, les salutations les plus chaleureusement amicales de votre
Félicité Charmille
Plácido Domingo, baryton
María José Siri, soprano
Orchestre Appassionato, dir. Mathieu Herzog
Giuseppe Verdi
Luisa Miller, ouverture
Umberto Giordano
« Nemico della patria » (Andrea Chénier)
Giuseppe Verdi
« Tacea la notte placida … Di tale amor » (Il trovatore)
« Madamigella Valery? » (La Traviata)
Les Vêpres siciliennes, ouverture
Ambroise Thomas
« O vin, dissipe la tristesse » (Hamlet)
Umberto Giordano
« La Mamma morta » (Andrea Chénier)
Fedora, ouverture
Giuseppe Verdi
« Udiste ? … Mira d’acerbe lacrime » (Il trovatore)
Bis
José Serrano
« ¿Qué te importa que no venga? » (Los Claveles)
Pablo Sorozábal
« No puede ser » (La tabernera del puerto)
Manuel Penella
« Vaya una tarde bonita …Torero Quiero ser » (El Gato Montes)
Franz Lehár
« Lippen schweigen » (Die lustige Witwe)
Paris, Salle Gaveau, concert du 21 juin 2021