Climats russes contrastés à la Philharmonie

Sabine Devieilhe

Un fascinant programme de musique russe vocale et symphonique qui mêlait chants orthodoxes, romances russes, avec Sabine Devieilhe comme soliste, œuvres chorales et la Dixième Symphonie de Chostakovitch.

C’est à un étonnant voyage entre spiritualité, sensualité, ironie grotesque et désespoir que nous conviait Lorenzo Viotti avec l’Orchestre de Paris et son Chœur a capella, vendredi 11 juin dernier. La première partie du concert faisait alterner deux extraits des Vêpres de Rachmaninov, une de ses mélodies, Comme ici tout est beau, sa célèbre Vocalise, une Romance orientale de Rimski-Korsakov, et se terminait par le Pater Noster de Nicolas Kedroff.

Elle bouclait ainsi la boucle des traditions qui ont nourri les musiciens russes depuis la fin du XIXe siècle, les chants orthodoxes et les musiques orientales, auxquels ils se réfèrent et qu’ils exploitent, fascinés, dans l’affirmation de leur identité nationale et leur volonté de trouver un langage personnel. Comment ne pas penser à Rimski-Korsakov, auteur de la Grande Pâque Russe et sa Schéhérazade ou aux Danses Persanes et aux chants des Vieux Croyants dans la Khovantchchina de Moussorgski? Sabine Devieilhe prêtait sa voix ductile aux mélismes orientaux des romances profanes mais elle était placée dans l’orchestre, voix parmi les voix, en écho au dispositif choral qui investissait tout l’espace des gradins derrière l’orchestre et qui, avec la complicité de l’architecture de la salle, dessinait une gigantesque coupole. Le jeu de lumières qui assurait la transition du sacré au profane, loin d’en souligner les oppositions, révélait au contraire leur secrète harmonie. D’ailleurs le public ne s’y est pas trompé et un silence attentif et fervent, digne d’un office de cathédrale, a accompagné les artistes, faisant même taire les tousseurs qui transforment parfois nos concerts en bande son pour La Montagne magique de Thomas Mann.

On pourra regretter que Sabine Devieilhe ne récompense pas le public d’un bis qui aurait dépeint d’autres mirages orientaux, des extraits du Coq d’or, par exemple, mais nous étions conviés à une célébration et pas un concert stricto sensu et il faut saluer son engagement dans une cérémonie ou elle a joué le rôle du chantre plus que la diva, comme son collègue le ténor Yu Shao dans les Vêpres. Ce climat de liturgie se poursuivait en deuxième partie avec le dernier mouvement du Concerto pour chœur d’Alfred Schnittke, bouleversant acte de foi et de gratitude après les années noires du communisme, sur un texte extrait du Livre des Lamentations de Grégoire de Narek, moine arménien, qui répondait à la louange orthodoxe de la première partie. Le contraste avec la Dixième Symphonie en mi mineur de Dimitri Chostakovitch (1953) était alors d’autant plus saisissant. Œuvre autobiographique écrite au lendemain de la mort de Staline, dont le régime persécute le compositeur après la première de sa Lady Macbeth de Mzensk, elle mêle des moments de joie intense et débridée qui vire au grotesque, l’affirmation du motif caractéristique du compositeur comme l’abattement et le désespoir de celui qui vit des années dans l’angoisse d’être arrêté, et qui se couche avec une petite valise rassemblant quelques maigres effets au pied de son lit. On retrouve la férocité sardonique qui caractérisait déjà son opéra Le Nez (1930) d’après Gogol, détesté par le régime, dans la course à l’abîme du scherzo. Après la tension tragique du premier mouvement l’orchestre s’y déchaine et le mouvement se termine brusquement, comme sur un coup de hache. À peine un peu plus apaisé que le Moderato initial, l’Allegretto du troisième mouvement est traversé par le motif d’Elmira, jeune femme pour qui le compositeur conçoit une passion d’autant plus passionnée et douloureuse que platonique. Répondant au Scherzo, le Final passe de l’atmosphère joyeuse d’une fête à un autre galop grotesque qui lui aussi se termine brusquement, comme si toute idée de liberté n’était que cruelle illusion, toute volonté de renaître à jamais brisée.

On verra peut-être dans le choix de cette symphonie une allusion à une situation politique contemporaine où toute voix dissidente est étouffée. Il y a chez Chostakovitch une virtuosité dans l’expression du désespoir qui s’exprime dans une écriture orchestrale contrastée comme chez Mahler, sa grande inspiration, mais aussi une certaine ostentation, reflet des frustrations du compositeur d’opéra bâillonné. On ne sort pas indemne d’une telle audition, aussi éprouvante que les pièces historiques de Shakespeare ou son Hamlet sans coupures. Aussi on pouvait s’étonner de la vigueur des applaudissements et de l’enthousiasme qui ont très justement salué les prestations des solistes de l’orchestre et l’orchestre tout entier sous la direction énergique et nuancée de Lorenzo Viotti, maître d’œuvre de cette descente aux Enfers, qui a mené le public depuis les voix sous les coupoles jusqu’aux abîmes d’un nihilisme désespéré. Un grand moment de musique.

Les artistes

Sabine Devieilhe, soprano
Yu Shao, ténor
Chœur de l’Orchestre de Paris,
Lionel Sow, chef de chœur
Orchestre de Paris,
Direction Lorenzo Viotti

Le programme

Serge Rachmaninov
Les Vêpres, extrait 1,

Nikolaï Rimski-Korsakov
Romance orientale

Serge Rachmaninov
Les Vêpres, extrait 2
Comme tout est beau
Vocalise

Nicolas Kedroff
Pater Noster

Alfred Schnittke
Concerto pour chœur (extrait)

Dimitri Chostakovitch
Dixième Symphonie en mi mineur