Les festivals de l’été – Operafest 21 : The Medium à Lisbonne, table tournante au bord du Tage
Lisbonne, The Medium, Operafest 21
Quand un festival lyrique lisboète ressuscite une partition italo-américaine oubliée…
Du courage, de l’audace, de l’imagination : cette trilogie qu’on aimerait trouver plus souvent dans la programmation de vénérables institutions musicales, le tout jeune OperaFest Lisboa, dont cette année voyait la deuxième édition, l’illustre parfaitement. Emmené par la soprano Catarina Molder, sa vibrionnante directrice artistique, ce festival (du 20 août au 11 septembre) offre au public lisboète l’occasion d’applaudir, dans le cadre étonnant des jardins du Museo de Arte Antiga, de grands classiques du XXe siècle (Madame Butterfly et le Mahagonny-Songspiel), des extraits d’opéras mis en scène (Alma em Fogo), des créations contemporaines (Até que a Morte nos Separe de la compositrice Ana Seara et un « marathon » d’arias commandées à de jeunes compositeurs portugais), mais aussi de pratiquer le chant amateur (Lyric Machine) ou de remixer le classique façon cabaret, disco ou pop (Rave Operatica). Outsider de ces soirées musicales, un opéra qui fut en son temps l’un des triomphes de son auteur : The Medium, composé au lendemain de la guerre par l’italo-américain Gian Carlo Menotti.
Lorsqu’à 35 ans, Menotti s’attelle à l’écriture de son quatrième opéra, il a déjà à son actif un succès retentissant (le pétulant Amelia al Ballo (1937), dans la grande tradition buffa) et un four d’anthologie (l’ambitieux Island God, créé dans l’indifférence au Metropolitan Opera de New York en 1942 et retiré au bout de quatre représentations). Selon le compositeur, ce « grand drame philosophique » souffrait d’un livret trop abstrait et de « personnages qui n’étaient que des symboles et non point d’abord des êtres humains ». Hors de question de tomber dans le même travers pour son nouvel ouvrage lyrique, fruit d’une commande passée par l’Université de Columbia. C’est donc bien d’humanité qu’il sera question – une humanité riche et paradoxale – dans The Medium. L’argument s’inspire des souvenirs d’un séjour de Menotti dans les Alpes autrichiennes en 1936, en compagnie de son camarade d’études Samuel Barber (qui en ramena son Quatuor à cordes au célébrissime Adagio). Les deux amis y avaient pour logeuse une vieille dame férue de spiritisme qui prétendait communiquer avec sa fille morte à l’âge de 16 ans…
The Medium raconte l’histoire de Madame Flora, dite « Baba », une pseudo spirite abusant, non seulement de la bouteille, mais aussi de la crédulité de ses clients pour leur extorquer de l’argent en échange de faux espoirs. Elle est aidée dans son escroquerie par sa fille Monica et par Toby, un jeune bohémien muet qu’elle entoure d’une affection orageuse. Une mère et un couple éplorés cherchant à entrer en contact avec leur progéniture dans l’Au-delà feront les frais de sa cruauté. Jusqu’à ce qu’un coup du sort précipite Madame Flora dans une spirale de peur et de folie aux conséquences mortelles…
La partition pour orchestre de chambre, ramassée et compacte, sert au mieux ce conte cruel sur la faiblesse humaine, la torture par l’espérance et le jeu des apparences. On a souvent comparé la musique néoclassique de Menotti à celle de Puccini ; elle penche ici davantage vers Weill et, surtout, le Britten chambriste du Turn of the Screw (autre histoire d’enfance et de spectres). Pendant 1h20, les motifs mélodiques exposés à l’ouverture irriguent un discours orchestral ténu fait de ponctuations, de fragments, d’impulsions, sur lequel les voix viennent se poser en épousant à leur tour différents registres : chanté, parlé, cris et chuchotements. Menotti a maintes fois proclamé la prééminence qu’il accordait au théâtre sur la musique : The Medium en apporte la démonstration éclatante. L’ensemble MPMP dirigé avec précision par Diogo Costa se tire avec les honneurs de cette partition d’apparence faussement simple.
Le plateau vocal, tout aussi concis, repose presque entièrement sur les épaules de la mezzo Cátia Moreso, Flora tout droit sortie de l’univers du cabaret (on rappellera que The Medium se couvrit de gloire dans les théâtres de Broadway). Sa voix puissante est capable de toutes les nuances, indispensables pour rendre la complexité de ce personnage dans lequel cohabitent le bourreau et la victime, une violence explosive et une blessure secrète. Dans le rôle de Monica, la soprano Cecília Rodriguez, mi-femme mi-enfant, donne toute la mesure de son talent dans la bouleversante berceuse inversée qui clôt le premier acte et la voit apaiser les peurs de sa mère. Le reste des chanteurs (et non chanteurs, puisque Toby est un rôle muet servi avec sensibilité par Benjamim Barroso) offre une réplique convaincante à la formidable Baba. Face à cette Saraghina tour à tour terrifiante, émouvante ou pathétique, les clients de la voyante opposent leur humanité désolée, enfermés dans une douleur qui les condamne eux aussi aux marges du réel.
La mise en scène exploite au mieux les contraintes du plateau, relativement étroit. Mention spéciale aux éclairages qui, par le jeu de paravents, déploient tout un théâtre d’ombres à l’arrière-plan de l’action principale.
À la fin du spectacle, comme au diapason de cette atmosphère fantastique, les statues du jardin se mêlaient au public, accompagnant de leur standing ovation muette les ovations saluant les acteurs de cette belle soirée.
Cátia Moreso : Madame Flora (« Baba »)
Cecília Rodrigues : Monica
Benjamim Barroso : Toby
Carla Simões : Mme Gobineau
Tiago Amado Gomes : M. Gobineau
Ana Rita Coelho : Mme Nolan
Ensemble MPMP, direction Diogo Costa
Mise en scène : Sandra Faleiro
Scénographie : Roberta Azevedo Gomes
Lumières : Gi Carvalho
THE MEDIUM (1946)
Gian Carlo Menotti (1911-2007)
Opéra de chambre en 2 actes créé le 8 mai 1946 au Brander Matthews Theater de l’Université de Columbia