Pour la première date de leur tournée de récitals, Stéphane Degout et Simon Lepper ont posé leurs valises à l’Opéra national du Rhin. Un programme de Lieder et mélodies sombre et exigeant où plane l’ombre de Wozzeck… et de Strasbourg.
Les deux artistes n’ont pas choisi la facilité en proposant une série de lieder et de mélodies à l’écriture musicale recherchée sinon complexe et aux thématiques littéraires fluctuant de la mort au désespoir, le tout saupoudré d’un zeste de mélancolie. À la lecture du programme, on sent déjà que ce Liederabend strasbourgeois ne portera pas l’âme humaine vers ses contrées les plus légères mais nous mènera vers quelques sombres rivages, de ceux qui ne se laissent pas facilement explorer à moins d’y être intelligemment guidé.
Quels meilleurs éclaireurs le spectateur pouvait-il trouver, ce soir, que Stéphane Degout et Simon Lepper ? Le premier, comme déjà habité par sa future prise de rôle de Wozzeck, dans l’opéra éponyme de Berg, sait comme personne parcourir, par le souffle et le chant, les méandres de l’âme humaine. Le second a ce sobre talent de créer un paysage sonore en juste quelques notes savamment dosées.
On s’interrogeait pourtant, à première vue, sur la cohérence d’un programme mêlant Mahler, Schumann, Pfitzner, Poulenc et Fauré. Celui-ci n’est pourtant qu’une subtile variation sur les thèmes mortifères traversant le destin de Wozzeck : la violence, l’angoisse, le pessimisme, l’hallucination, l’exploitation humaine, l’humiliation, la folie, l’amour ou la solitude. « Chaque homme est un abîme, on a le vertige quand on se penche dessus », nous dira le Woyzeck de Büchner. Nous en aurons eu un aperçu ce soir.
Soulignons une appréciable subtilité de ce programme, celle de s’être inscrit dans la ville de Strasbourg qui accueille la première date de la tournée de Stéphane Degout et Simon Lepper consacrée à ce même programme. Remarquons donc cet inital « Zu Strassburg auf der Schanz » de Mahler, ces quatre Lieder de Schumann sur des textes de Hans Christian Andersen, auteur dont s’inspire également le livret de La reine des neiges de Hans Abrahamsen donnée en ce moment même à l’Opéra national du Rhin et rappelons que Hans Pfitzner a œuvré, entre 1908 et 1919, dans une ville de Strasbourg alors capitale du Reichsland d’Alsace-Lorraine. Hasard du choix des œuvres ou clin d’œil appuyé, peu importe mais le résultat est plus que plaisant.
Ce programme exigeant et remarquablement construit expose nos interprètes à des affects parfois extrêmes mais également à des écritures musicales et surtout vocales stylistiquement très variées. Comment passer sans encombre de la ligne ciselée d’un Fauré au terrain escarpé d’un Poulenc ou d’un Berg ? Stéphane Degout semble avoir trouvé une réponse définitive et imparable : du legato, rien que du legato. Mais quel legato !!! La conduite de la ligne est exemplaire, se jouant avec une apparente facilité des intervalles ou des tessitures. L’émission est savamment contrôlée et, si le timbre s’est assombri et la voix élargie dans le grave et le medium, les aigus ont gagné en chaleur ce qu’ils ont légèrement perdu en lumière. La maîtrise des dynamiques reste exceptionnelle, l’usage de la voix mixte confondant de subtilité et l’investissement physique bluffant.
Permettons-nous tout de même une observation que nous n’aurions jamais pensé devoir formuler concernant un chanteur dont on sait l’attention portée aux textes et à leur transmission et possédant cette faculté de rendre justice à chaque mot : pour une diction allemande sans affectation et sans sophistication déplacée, nous avons noté un léger manque de consonnes en français, notamment dans les Calligrames de Poulenc, faisant souvent perdre le fil du texte. Péché véniel dû à une écriture vocale inconfortable ou perte auditive temporaire de l’auteur de ces lignes ? Chaque homme a ses faiblesses d’un soir…
Stéphane Degout prendra également la parole en cours de soirée pour la lecture évocatrice de poèmes de Rainer Maria Rilke, Roger Gilbert-Lecomte et bien sûr Georg Büchner, Wozzeck n’étant jamais loin. Ambiance et extrait:
La Grand-mère : « Il était une fois un pauvre enfant qui n’avait ni père ni mère, tout le monde était mort, et il n’avait plus personne au monde. Tout le monde était mort et il allait et criait jour et nuit. Et parce qu’il n’y avait plus personne sur la terre, il voulut aller au ciel, et la lune le regardait si aimablement, et quand il arriva enfin à la lune, c’était un morceau de bois pourri et alors il est allé jusqu’au soleil, et quand il arriva au soleil, c’était un tournesol fané, et quand il arriva aux étoiles, c’étaient des moucherons dorés, épinglés dans le ciel, comme le lanier les épingles sur le prunellier, et quand il voulut revenir sur terre, la terre était un pot renversé et il était tout seul, et alors il s’est assis et a pleuré et il est toujours assis là tout seul.» Georg Büchner, Woyzeck (1836).
Deux bis viendront refermer ce programme nocturne et sombre sur une note plus rêveuse avec un Alte Laute (extrait des Kerner-Lieder op.35) de Robert Schumann comme un souffle contemplatif et Après un rêve (op 7/1) de Gabriel Fauré qui rendra à la nuit tombée sur Strasbourg un public hanté par ce récital grave et envoûtant.
Plus qu’un accompagnateur, Simon Lepper est un partenaire dont l’osmose avec le chanteur est totale. Les deux artistes se connaissent depuis longtemps et respirent la musique d’un même mouvement. En plus d’une technique irréprochable, le pianiste sait parer son jeu d’atmosphère, d’impressions et de pittoresque poétiques, contrepoints idéaux à la voix de Stéphane Degout.
Une bien belle soirée qui voyagera, fort heureusement, loin des rives du Rhin alors, à vos agendas :
26 septembre à Genève (Grand Théâtre)
13 décembre à Paris (Théâtre de l’Athénée)
17 décembre à Bordeaux (Opéra)
20 décembre à Barcelone (Palau de la Musica)
7 mars à Londres (Wigmore Hall)
Et bien sûr, Wozzeck d’Alban Berg au Théâtre du Capitole de Toulouse à partir du 19 novembre 2021.
Stéphane Degout, baryton
Simon Lepper, piano
Gustav Mahler (1860-1911)
Zu Strassburg auf der Schanz (extrait des Knaben Wunderhorn)
Robert Schumann (1810-1856)
Quatre Lieder extrait de l’opus 40 (Hans Christian Andersen)
Märzveilchen
Muttertraum
Der Soldat
Der Spielmann
Hans Pfitzner (1869-1949)
Die stille Stadt op 29 4 (Richard Dehmel)
Francis Poulenc (1899-1963)
Calligrammes (Guillaume Apollinaire)
Hans Pfitzner
Hussens Kerker op 32 1 (Konrad Ferdinand Meyer)
Alban Berg (1885-1935)
Vier Gesänge op 2 (Christian Friedrich Hebbel ; Alfred Monbert)
Dem Schmertz, sein Recht
Der Glühende
Nun ich der Riesen Stärksten überwand
Warm die Lüfte
Hans Pfitzner
Abbitte opus 29 1 (Friedrich Hölderlin)
Gabriel Fauré (1845-1924)
L’Horizon chimérique (Jean de la Ville de Mirmont)
La mer est infinie
Je me suis embarqué
Diane, Séléné
Vaisseaux, nous vous aurons aimés
Hans Pfitzner
An den Mond op 18 (Wolfgang von Goethe)
Concert du samedi 18 septembre 2021, Opéra national du Rhin (Strasbourg).