Dans une mise en scène remarquable de Daniel Benoin et revêtus de costumes d’époque admirablement confectionnés par Nathalie Bérard-Benoin, les chanteurs évoluent sur scène, évoquant tour à tour Les liaisons dangereuses et les tableaux de Magritte, dirigés par le chef attentif et tout sourire Jordan de Souza.
Alors que le public a pris place sous les fresques raffinées de l’Opéra aux accords de La Marche pour la cérémonie des Turcs de Lully, le feu apparaît sur la scène, projeté sur un voile. Cet élément symbolique est une indication tacite des flammes du désir qui s’exprimera avec violence tout au long de la pièce, mais elles suggèrent aussi les flammes de la damnation qui va s’abattre sur Don Juan. Alors que le décor campé est plutôt ancien, l’on est surpris d’entendre des revendications sociales très actuelles exprimées à travers des voix timbrées où la stabilité vocale renchérit la fermeté des propos. En effet, « Non voglio più servir » est répété maintes fois par Leporello (Pablo Ruiz) et la dénonciation de la domesticité inopportune est atténuée par un rythme badin et des notes rebondies. Un grand drap étalé sur la scène évoque à la fois l’alcôve et la toile du peintre, de nombreuses scènes reproduisent de manière très esthétique des tableaux de maître. Le choix du drap, élément immuable du décor, est loin d’être anodin. En effet, il évoque le lit, l’endroit où, selon Heredia tout se produit, la naissance, l’amour, la mort.
Elvira, interprétée par la brillante Marie-Eve Munger est éplorée, celui qui lui a donné la vie est mort. Les sanglots qu’elle ne peut réprimer s’immiscent dans son chant. En effet l’on entend contre toute attente une respiration au milieu de la « Vi-ta » qui, loin d’être malencontreuse, témoigne d’un point de vue méta-textuel d’une vie brisée : l’on perçoit l’évocation de la mort à travers sa prononciation entrecoupée du mot « Vie ». Grâce à un usage de la vidéo tout à fait équilibré, selon la méthode de prédilection de Paulo Correia, le décor classique se meut. Ces lumières qui font bouger les contours de la scène attestent les tourments de l’âme qui tiraillent les personnages et ne cessent de croître. Le stade esthétique dans lequel le personnage de Don Giovanni est enferré selon l’analyse élaborée par Kierkegaard est savamment rendu sur plusieurs plans du décor, l’aspect artistique est très soigné, l’on apprécie le raffinement des scènes et des poses et l’on déplore que Don Giovanni ne se résolve pas à atteindre le stade éthique. Le vibrato subtil d’Elvira dénote le drame et agit en contraste avec le chant guilleret du baryton Don Giovanni, interprété par Guido Loconsolo. Il chante avec une assurance pareille à son personnage, sa voix homogène dans les aigus comme dans les graves et l’aplomb avec lequel il entonne ses mélodies participent de l’incarnation de Don Juan. À travers ses modulations vocales, le chanteur n’entend pas représenter un individu mais un type. Les aigus du baryton, loin d’être métalliques sont particulièrement doux et agréables à l’oreille. Le chœur, disposé dans les loges côté jardin et côté cour de la scène réalise un effet stéréo qui plonge le public dans une ambiance toute particulière. Le baryton-basse Daniel Giulianini, qui joue Masetto, montre beaucoup d’aisance vocale, il chante sans faiblir, avec beaucoup de coffre. Lorsqu’il chante allongé avec une puissance non altérée, l’on perçoit l’étendue de sa technique. L’interprétation du fameux duo La ci darem la mano est quelque peu surprenante. Il semble effectué au ralenti et chanté avec de la réserve. L’accent est mis sur les nuances piano. Il semble que les chanteurs s’économisent. C’est en fait une version minimaliste de la page qui rebat les cartes de la hiérarchie musicale des morceaux et bouleverse le caractère fétiche de la musique que les auditeurs ont tendance à adopter, et que dénonce Adorno dans son opuscule éponyme. Les paysans apparaissent sur scène dans une vision à la fois orgiaque et bucolique, et insensiblement, adoptent des poses qui sont non sans rappeler La liberté guidant le peuple de Delacroix. Par ailleurs, à un autre moment du spectacle, alors que les chanteurs cherchent à débusquer « le traître » avec leurs fusils, l’on peut reconnaître une évocation du Tres de Mayo de Goya. Zerlina interprétée par Khatouna Gadelia chante avec beaucoup de vigueur et d’entrain ; Donna Anna interprétée par Anaïs Constans chante avec des modulations justes et précises. Alasdair Kent quant à lui interprète Don Ottavio avec beaucoup d’élégance, sa tessiture de ténor est claire et parfaitement timbrée. Enfin, le Commandeur hante la scène à la fin du spectacle avec des projections démultipliées de ses avatars. Cela renvoie au tableau de Magritte Les hommes qui tombent. L’individualité du Commandeur est supprimée par la multiplication de ses figures mais sa voix les rassemble toutes avec un ton implacable, un coffre tonitruant, une couleur chaude et dramatique qui donne des frissons. Il est magnifiquement interprété par Ramaz Chikviladze.
Tout au long du spectacle, malgré la subtilité de l’esthétique mise en scène, des passages choquent. L’évocation de viols, l’amertume de la trahison, le sang de la mort et de la chasteté perdue nous apparaissent crûment et tranchent avec l’aspect mutin de la musique. La question du consentement, au cœur de l’actualité, est clairement abordée dans ce spectacle magique, effroyable, qui oscille entre esthétique parnassienne et modernité désabusée.
Don Giovanni : Guido Loconsolo
Don Ottavio : Alasdair Kent
Leporello : Pablo Ruiz
Le Commandeur : Ramaz Chikviladze
Masetto : Daniel Giulianini
Donna Anna : Anaïs Constans
Donna Elvira : Marie-Ève Munger
Zerlina : Khatouna Gadelia
Piano-forte: Iàkovos Pappàs
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Toulon
Direction musicale: Jordan de Souza
Mise en scène & lumières: Daniel Benoin
Décors: Jean-Pierre Laporte
Costumes: Nathalie Bérard-Benoin
Vidéo: Paulo Correia
Assistant à la mise en scène: Clément Althaus
Chef de chœur: Christophe Bernolin
Chefs de chant: Béatrice Skaza / Alcibiade Minel
Don Giovanni
Dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Livret de Lorenzo da Ponte (1749-1838) inspiré du mythe de « Don Juan »
Création : Prague, Théâtre des États, 29 octobre 1787
Production Opéra Nice Côte d’Azur
Représentation du 8 octobre 2021, Opéra de Toulon
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