Avec cette production de Rigoletto de Verdi signée Claus Guth, l’Opéra National de Paris fait étalage de luxe vocal où brillent les étoiles de Ludovic Tézier, Nadine Sierra et Dmitry Korchak. Un drame dans une boite en carton mais bien absent de la fosse d’orchestre.
Avouons-le, ce soir, et malgré le port du masque, se sont déclarés les symptômes et les signes cliniques d’une pathologie qu’on ne pensait pas développer dans une salle d’opéra.
Pourtant, objectivement, tout se passait bien. La distribution de ce Rigoletto réunissait au moins trois des plus belles voix du monde : Nadine Sierra, Ludovic Tézier et Dmitry Korchak. Dans la fosse, l’Orchestre de l’Opéra National de Paris sonnait comme jamais, brillant, précis, appliqué. Et sur scène ? Et bien, sur scène, comme dans un lointain remake de La valise en carton de Linda de Suza, un Rigoletto SDF ouvrait en grand, voir en très très grand, une boite à souvenirs cartonnée, vestige d’un passé torturé et douloureux.
Toute l’action se passe donc dans un carton géant de la taille d’une quinzaine de studios parisiens où se jouent les souvenirs du drame de la vie de Rigoletto. Quoi que ce concept puisse avoir de surprenant sur le papier, dans le carton, il fonctionne très bien. Théâtralement parfaitement lisible, la mise en scène de Claus Guth est précise, les profils psychologiques bien dessinés. Gilda est une petite poupée mécanique prisonnière d’une boîte à musique (et en carton) trop grande pour elle. Victime de son père, de son amant et d’une forme de solidarité féminine, elle est le jouet du seul désir des autres. La fin de l’opéra ouvre la porte sur une nouvelle force de caractère non pas libératrice mais toute tournée vers le sacrifice.
Rigoletto et le Duc sont de ce genre d’hommes pour qui la femme qu’on aime, fille où maîtresse, n’est que soumise à ses désirs et besoins. Une chose qu’on donne ou qu’on possède. Le Duc de Mantou est détestable à souhait ; quant à son bouffon, est-il le jouet d’une malédiction ou celle-ci lui sert-elle d’excuse pour se pardonner l’horreur du drame qu’il a généré lui-même ?
La scénographie de Christian Schmidt est impressionnante de réalisme (on parle ici de boîte en carton géante…), l’insertion d’espace de jeux scéniques additionnels est d’une belle inventivité même s’ils ne favorisent pas toujours la projection des voix. Les lumières d’Olaf Winter apportent au drame ce qu’il faut de crudité. Jetons un voile pudique sur des projections vidéo superflues aux réminiscences clipesques d’une Mylène Farmer surannée…
Une distribution vocale de très haut vol
Vocalement, la distribution est d’un luxe insolent. Les hommes du Chœur de l’Opéra National de Paris sont en grande forme et se plient avec souplesse aux inventions chorégraphiques de Teresa Rotemberg. Courtisans pantins face au Duc mais doués d’individualité collective en son absence, ils sont un personnage essentiel très adroitement et judicieusement employé par Claus Guth. Les seconds rôles sont admirablement campés avec quelques mentions spéciales au Borsa de Maciej Kwaśnikowski, jeune Duc en puissance, et au Comte de Monterone haineux et bien projeté de Bogdan Talos. Goderdzi Janelodze est un jeune Sparafucile bien chantant mais un peu gris et Justinia Gringyté est une Madalena tout en jambes à la voix ronde même si parfois un peu sage. Le comédien Henri bernard Guizirian est un double de Rigoletto touchant à la présence lugubre et tourmentée.
Arrive ensuite un somptueux trio de tête. Dmitry Korchak est un Duc engagé, impétueux et direct. La voix est brillante, les aigus et suraigus interpolés vaillants à souhait même si on s’étonne d’un léger inconfort sur la fin de sa « Donna è mobile ». L’acteur est aussi à l’aise scéniquement que vocalement et son personnage je-m’en-foutiste est magnifiquement campé.
Nadine Sierra est une Gilda incroyable de bout en bout. Superlative vocalement, elle survole les difficultés techniques de ce rôle belcantiste avec une facilité confondante mais jamais ostentatoire. La voix est ronde, enveloppante et bien projetée sur toute la tessiture et le trille final de son « Caro nome » est un magnifique moment de poésie musicale. Sa jeune ingénue est d’un naturel, d’une sincérité et d’une gentillesse tels qu’on n’a qu’une seule envie, celle de monter sur scène et de l’enlever à ce monde barbare.
Verdi détestait l’emphase et demandait à ses exécutants de ne pas chanter « avec trop d’accent et trop mélodramatiquement ». On peut supposer que le compositeur aurait trouvé en Ludovic Tézier l’interprète idéal de son Rigoletto. D’un chant intime et délicat, le baryton dresse le portrait d’un bouffon agité par des passions qu’on suppose dévorantes, mais pourtant, on ne saurait dire lesquelles à l’écoute de superbe portrait sonore. Le sujet n’est pas ici de remettre en question l’implication dramatique de l’artiste ou ses immenses qualités de musiciens et c’est justement parce que son Rigoletto est supérieurement bien chanté qu’on ose se permettre d’en attendre un peu plus. On veut du sang et des larmes. On veut souhaiter haïr ce pauvre bouffon ou vouloir le prendre dans nos bras. On veut qu’il nous entraine avec lui dans ce drame. Ludovic Tézier donne pourtant sans compter et, tel ce canard d’oncle Picsou, nous avons amassé, pris, thésauriser cette longueur de souffle incroyable, ce timbre d’airain, ces aigus flamboyants mais nous en voulions encore plus. Quelle tristesse de vouloir, vouloir, vouloir alors qu’on a en a déjà tellement.
Le drame est dans la boite, pas dans la fosse
L’origine de ce syndrome de Picsou est peut-être à chercher dans la fosse de l’Opéra Bastille. À l’orchestre, tout est bien trop beau et trop propre. Giacomo Sagripanti dessine de belles courbes sonores et est d’une attention sans faille aux chanteurs mais que tout cela manque de drame. Qu’un théâtre intime se joue sur scène pourquoi pas, mais il nous en manque le contrepoint instrumental. La « Pari siamo » de Rigoletto reste bien sage, le duo « Figlia ! mio padre ! … Deh non parlare al misero » manque de progression dramatique, le grand air « Cortigiani vil razza dannata » de variations de couleurs… L’orchestre de Verdi n’est pas celui de Bellini, Donizetti ou Rossini dont le chef italien est un spécialiste souvent louangé ici.
Les seuls moments où la vie semble descendre en fosse sont à mettre sur le compte du Duc de Dmitry Korchak. Le ténor n’en faisant parfois qu’à sa tête, le chef italien s’en trouve ainsi bousculé et le public frissonne enfin.
Si ce Rigoletto est un succès public incroyable et un triomphe vocal inattaquable, c’est donc bien dans la boite (en carton) qu’il faut en chercher les raisons mais pas forcément dans la fosse.
Rigoletto Ludovic Tézier
Gilda Nadine Sierra
Il Duca di Mantova Dmitry Korchak
Sparafucile Goderdzi Janelidze
Maddalena Justina Gringyté
Il Conte di Monterone Bogdan Talos
Giovanna Cassandre Berthon
Marullo Jean-Luc Ballestra
Matteo Borsa Maciej Kwaśnikowski
Il Conte di Ceprano Florent Mbia
La Contessa Izabella Wnorowska-Pluchart
Paggio della Duchessa Lise Nougier
Usciere di Corte Pierpaolo Palloni
Double de Rigoletto Henri Bernard Guizirian
Chœur et Orchestre de l’Opéra National de Paris
Direction musicale Giacomo Sagripanti
Mise en scène Claus Guth
Décors et costumes Christian Schmidt
Chorégraphie Teresa Rotemberg
Lumières Olaf Winter
Dramaturgie Konrad Kuhn
Vidéo Andi A. Müller
Cheffe des Chœurs Ching-Lien Wu
Rigoletto
Melodramma en trois actes (1851) de Giuseppe Verdi (1813-1901)
D’après Victor Hugo, Le Roi s’amuse
Sur un livret Francesco Maria Piave
Représentation du samedi 23 octobre 2021, 19h30
Opéra de Paris – Bastille
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