Crémone, Iphigénie en Tauride : Emma Dante, la Méditerranée, la Grèce et Gluck
Iphigénie en Tauride avec Anna Caterina Antonacci à Crémone
Un superbe spectacle signé Emma Dante
Des draps rouges agités par les acteurs pour simuler la tempête faisant rage en Tauride : un moyen théâtral simple mais efficace qu’Emma Dante utilise depuis sa Muette de Portici à l’Opéra Comique en 2012. Ici, ce sont des vagues rouge sang qui semblent jaillir de la jupe d’Iphigénie, épicentre de la scène alors qu’elle supplie les dieux en colère de mettre fin à la fureur des éléments.
Ce ne sera pas le seul moment de grande force théâtrale d’une lecture qui, comme souvent dans les productions de la metteuse en scène sicilienne, se concentre sur la figure de la femme : la protagoniste éponyme, mais une société matriarcale, malgré la présence d’un tyran masculin, en l’occurrence un Thoas toujours colérique. C’est ainsi que la scène est peuplée de prêtresses, de furies, d’Euménides et de pleureuses : des femmes méditerranéennes vêtues de noir, la tête recouverte, mais aux formes féminines évidentes. Même les cariatides de la loggia du temple de Diane sont ici vivantes. La Grèce, revisitée par la sensibilité du XVIIIe siècle de Gluck, retrouve son caractère méditerranéen et le blanc marbré des armures et des colonnes contraste avec les rouges et les noirs des costumes de Vanessa Sannino. Dans la scénographie de Carmine Maringola, la référence au classicisme s’observe dans les colonnes ioniques de l’Érechthéion athénien, ici montées sur des socles autopropulsés pour former différentes configurations et suggérer les divers décors. Fidèle à l’histoire et à ses origines, Dante peuple la scène d’images significatives, comme le squelette de la biche remplaçant la statue de Diane, qui constitue ici la trame de l’histoire mais rappelle aussi le cheval des fresques du Triomphe de la Mort du Palazzo Abatellis de Palerme ; ou le véritable tableau vivant que constitue l’épuisante préparation du sacrifice. Ou encore, plus avant dans le spectacle, le linceul noir simulant astucieusement un corps tridimensionnel.
Un orchestre magnifique
À cette richesse d’images répond la musique, magnifiquement servie par l’orchestre dirigé par Diego Fasolis, qui met à profit son expérience du répertoire baroque pour nous offrir un Gluck énergique et dramatique, élégiaque quand nécessaire (l’air de Pylade), ou ironiquement sauvage (avec des percussions qui se déchaînent dans les loges de scène) dans la danse des Scythes, lorsqu’on découvre les deux naufragés grecs sacrifiés par le destin. « Ici, le peuple exprime sa joie barbare dans un divertissement très court », dit le livret… L’Orchestra dei Pomeriggi Musicali ne se consacre pas spécialemement à ce répertoire, mais c’est peut-être pour cette raison que la fraîcheur et l’enthousiasme avec lesquels ils s’engagent sous la direction experte de Fasolis ajoutent un intérêt supplémentaire à cette interprétation qui, bien que n’étant pas historiquement informée dans le choix des instruments, est musicalement très convaincante dans son résultat.
Magnétique Anna Caterina Antonacci
Prima donna assoluta, Anna Caterina Antonacci dégage une présence scénique magnétique, et fait entendre une diction française hors pair, un timbre somptueux et un style vocal dont l’infime soupçon de fatigue ajoute de la valeur à l’expressivité. Dès la première phrase, « Grands Dieux ! Soyez-nous secourables, détournez vos foudres vengeurs », nous sommes face à une tragédienne de la plus haute école. Son récit « Cette nuit… j’ai revu le palais de mon père » évoque la malédiction des Atrides (« course toujours fatale ! ») du point de vue de quelqu’un qui l’a personnellement vécue et qui, dans le bel air « Ô toi qui prolongeas mes jours », demande de mettre fin à cette souffrance par la mort. Plus atroce encore est sa supplique à la déesse Diane de mettre « la férocité » dans son cœur afin qu’elle puisse accomplir le sacrifice que sa main refuse de faire. La palette infinie de sentiments de ce grand personnage trouve dans l’art d’Antonacci sa meilleure réalisation.
Les autres interprètes sont également de haut niveau : de Bruno Taddia, Oreste mesuré mais expressif, toujours accompagné des Euménides, à l’ineffable Pylade de Mert Süngü, à qui l’on doit cet exemple de déclaration d’amour entre hommes (« Unis dès la plus tendre enfance, | nous n’avions qu’un même désir ») que la poésie grecque a toujours vanté. La voix claire de baryton de Taddia et le timbre lumineux de ténor de Süngü ont parfaitement recréé le sentiment qui avait uni Achille et Patrocle, parmi tant d’autres. Dans le rôle du roi Thoas, Michele Patti a montré quelques difficultés dans le registre aigu, tandis que Marta Leung a résolu très efficacement la situation dramatique en tant que déesse ex machina, se transformant d’une statue inanimée en une impérieuse et bien réelle Diane. Le chœur, dirigé par Massimo Fiocchi Malaspina, est perfectible…, mais c’est à lui que l’on a confié un bis, réclamé à cor et à cri par le public enthousiaste du théâtre Ponchielli, plein à craquer !
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Iphigénie : Anna Caterina Antonacci
Diane/Une femme grecque : Marta Leung
Oreste : Bruno Taddia
Pylade : Mert Süngü
Thoas : Michele PattiRegia: Emma Dante
Orchestre I Pomeriggi Musicali di Milano, Coro di OperaLombardia (Massimo Fiocchi Malaspina), dir. Diego Fasolis
Mise en scène : Emma Dante
Décors : Carmine Maringola
Costumes : Vanessa Sannino
Iphigénie en Tauride
Tragédie lyrique en 4 actes de Christoph Willibald Gluck, livret de Nicolas-François Guillard, créé à Paris, Académie royale de musique, salle des Tuileries, le 18 mai 1779.
Crémone, Théâtre Ponchielli, 5 décembre 2021