Événement à l’Opéra de Tours, qui invite Michel Plasson à diriger Thaïs de Massenet. Une soirée émouvante, portée par un plateau vocal très équilibré.
N.B. : Les photos sont celles des représentations monégasques, données à l’Opéra de Monte-Carlo en janvier 2021.
Émouvant Michel Plasson
© Marie Pétry
L’Opéra de Tours invite la production de Thaïs conçue par Jean-Louis Grinda, applaudie il y a tout juste un an à l’Opéra de Monte-Carlo, avec dans les rôles principaux Marina Rebeka et Ludovic Tézier (voyez ici le compte rendu d’Hervé Casini). La distribution tourangelle est (presque) complètement différente de celle du spectacle monégasque, mais ce qui crée l’événement, c’est avant tout la venue de Michel Plasson, dont l’interprétation est d’autant plus précieuse que le chef français n’a pas eu l’occasion de graver l’œuvre pour EMI (comme il le fit pour Werther, Manon ou Don Quichotte dans des intégrales demeurées célèbres). L’arrivée dans la fosse d’orchestre de celui qui fut, dès la fin des années 1970, l’un des plus ardents défenseurs de la musique française, est extrêmement touchante : silhouette longiligne inchangée, écharpe blanche, sourire chaleureux, c’est bien à l’un
des plus grands chefs français du moment (comme le dit une affiche placée sur la façade du théâtre) que Laurent Campellone a confié, pour trois représentations, la baguette de l’Opéra de Tours. On retrouve avec émotion la gestique si personnelle du chef, en particulier cette impression que donnent les doigts de la main gauche de palper, effleurer, caresser une musique qui se serait incarnée. Certains tempi sont peut-être un peu lents (l’air du Miroir, par exemple), mais peu importe : ce qu’on perd parfois en urgence dramatique, on le gagne en transparence dans la texture orchestrale et en poésie, et l’architecture des 3 actes est admirablement dessinée, avec le double parcours inversé des personnages principaux (le saint homme Athanaël devenant progressivement esclave de ses sens quand la courtisane Thaïs, pécheresse repentie, acquiert peu à peu le statut de sainte) ; et le contraste entre les deux univers (terrestre, sensuel, luxurieux pour Alexandrie ; sombre, épuré, austère pour la grotte des cénobites ou le monastère d’Albine) parfaitement souligné.
Quand Thaïs meurt deux fois !
La mise en scène de Jean-Louis Grinda semble s’appuyer sur deux phrases du livret de Louis Gallet : le « En vain j’ai flagellé ma chair, en vain je l’ai meurtrie » chanté par Athanaël au deuxième tableau du troisième acte, et « La Thaïs infernale est morte à tout jamais » (à la fin de l’acte II). La première phrase justifie le fait qu’Athanaël dévoile dès les premières scènes un dos meurtri par les blessures qu’il s’impose à lui-même pour tenter d’étouffer l’appel de la chair qui le taraude : la folie engendrée chez ce moine par la chasteté qu’impose le joug de la religion, qui le conduit à un fanatisme extrême et même à une forme de cruauté, est ainsi parfaitement soulignée. La seconde phrase (« La Thaïs infernale est morte ») nous vaut un curieux tableau : la phrase est prise au sens propre, et Athanaël tue la courtisane au deuxième acte (à la fin de la célèbre méditation). Seront dès lors présentes sur scène deux Thaïs : le cadavre de la courtisane, couchée au premier plan, et la sainte en devenir, achevant son parcours spirituel au cours des actes 2 et 3 – et mourant une seconde fois, lors de son apothéose. Ces idées se tiennent, ne « brutalisent » pas l’œuvre, et sont servies par un spectacle plutôt sobre, faisant alterner quelques procédés convenus (on avoue se lasser un peu de ce miroir incliné réfléchissant la scène, puis la fosse d’orchestre et la salle, vu et revu de trop nombreuses fois) et d’autres bienvenus, la narration se déroulant avec une fluidité à laquelle contribuent les belles vidéos de Gabriel Grinda et les lumières poétiques de Laurent Castaingt qui signe aussi les séduisants décors – même si la grotte des cénobites écrase un peu la scène relativement modeste de l’Opéra de Tours.
Un plateau très équilibré
Vocalement, c’est globalement une belle soirée que nous a offerte l’Opéra de Tours. Signe des spectacles de qualité : les seconds rôles sont très bien distribués, avec notamment d’impeccables Anaïs Frager et Valentine Lemercier en Crobyle et Myrtale (leurs timbres se marient de façon particulièrement harmonieuse), et une Jennifer Courcier qui distille avec élégance les vocalises de la Charmeuse. Le vibrato un peu accentué de Philippe Kahn ne nuit pas à son incarnation de Palémon, dont il propose un portrait plein d’autorité. Mais c’est surtout Hagar Sharvit qui séduit en Albine, grâce à un timbre capiteux qui retient immédiatement l’attention.
Le rôle assez ingrat de Nicias échoit à Kevin Amiel : il ne semble pas s’inscrire dans les meilleures notes du jeune ténor français, qui fait entendre ici ou là plusieurs sonorités un peu acides et quelques voyelles parfois trop ouvertes. Mais l’implication du chanteur est, comme toujours, sans faille et l’incarnation du personnage parfaitement crédible.
© D.R.
Soyons honnêtes : nous n’étions pas absolument certains que les moyens vocaux de Chloé Chaume correspondraient parfaitement aux exigences du rôle-titre… Même si la soprano française a déjà à son répertoire certains rôles au lyrisme prononcé, telle la Marguerite de Gounod, disposerait-elle de toute l’épaisseur vocale requise par cet emploi particulièrement exigeant ?
Nous avions tort : la réponse est oui, en tout cas dans une salle de proportions raisonnables comme celle de l’Opéra de Tours : si la voix accuse une légère fatigue (bien légitime) en fin de soirée et achoppe (à peine) sur quelques notes de passages, si la projection vocale perd un peu en puissance dans le registre grave, la ligne vocale est constamment soignée, les aigus se déploient avec franchise et autorité, et le personnage est incarné avec beaucoup de crédibilité. La diction, en revanche, pourrait parfois gagner encore en clarté.
Enfin, André Heyboer est un très bel Athanaël, tout à la fois fier, brutal… et pitoyable. Les couleurs profondément humaines de sa voix contredisent de façon intéressante l’autorité du personnage, et soulignent ainsi le dilemme et le malaise qui torturent ce personnage particulièrement complexe. La prestation du baryton reçoit de très chaleureux applaudissements de la part d’un public particulièrement attentif.
En dépit du très grand succès remporté par l’œuvre au début du XXe siècle (notamment après les changements opérés par Massenet dans sa partition à l’occasion des représentations de 1898 au Palais Garnier), Thaïs ne s’est pas véritablement imposée comme une œuvre du répertoire dans la seconde moitié du XXe siècle, ni en ce début de XXIe siècle, même si le rôle a séduit d’illustres soprani, de Renée Doria jadis à Renée Fleming il n’y a guère, ou Marina Rebeka et Ermonela Jaho aujourd’hui. Peut-être les spectacles monégasques et tourangeaux, le concert programmé en avril au Théâtre des Champs-Élysées ou la nouvelle mise en scène que proposera Olivier Py à la Scala en février prochain contribueront-ils à changer la donne ?…
Thaïs : Chloé Chaume
Crobyle : Anaïs Frager
Myrtale :Valentine Lemercier
La Charmeuse : Jennifer Courcier
Albine : Hagar Sharvit
Athanaël : André Heyboer
Nicias : Kevin Amiel
Palémon : Philippe Kahn
Chœur de l’Opéra de Tours, Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours, dir. Michel Plasson (assisté de Franck Villard)
Mise en scène : Jean-Louis Grinda (assisté d’Olga Paliakova)
Chorégraphie : Eugénie Andrin
Décors et lumières : Laurent Castaingt (assisté de Thomas Giubergia)
Costumes : Jorge Jara
Conception vidéo : Gabriel Grinda
Thaïs
Opéra en 3 actes de Jules Massenet, livret de Luis Gallet d’après le roman homonyme d’Anatole France, créé le 16 mars 1894 à l’Académie Nationale de Musique
Opéra de Tours, représentation du vendredi 21 janvier 2022