Hamlet et Ophélie, « astres de lumière » à l’Opéra-Comique

La reprise de la production d’Hamlet à l’Opéra-Comique fait briller le théâtre lyrique français de mille feux. Avec cette œuvre d’Ambroise Thomas, le modèle du « grand opéra » romantique jetait ses derniers feux à sa création parisienne (1868). La salle Favart reprend le flambeau depuis 2018 avec (quasi) la même distribution éblouissante – dont Stéphane Degout, Sabine Devieilhe – une direction musicale architecturée sous la baguette de Louis Langrée et dans la mise en scène innovante de Cyril Teste. Le public ovationne la représentation.

Hamlet ou le romantisme tempéré à la française

Hamlet et la douce Ophélie ont hanté les scènes lyriques européennes depuis la création de l’opéra en 1868 jusqu’en 1939 à l’Opéra Garnier. En sus de son aura artistique, l’opéra bénéficiait non seulement de l’hommage à William Shakespeare, inspirateur du Romantisme européen, mais aussi des accords diplomatiques avec le grand allié de la France, l’Angleterre. Shakespeare n’était toutefois pas un inconnu pour Ambroise Thomas (1811-1896). Jeune compositeur, il signait les musiques de scène de l’Hamlet adapté par A. Dumas père (Théâtre-Historique, 1847), puis faisait chanter le personnage Shakespeare dans Le Songe d’une nuit d’été (1850). Après le succès mondial de Mignon (1866) d’après Goethe, Thomas délaissait l’opéra-comique pour conquérir l’Opéra de Paris, place forte internationale. Avec son opéra Hamlet (1868), il contribuait à l’engouement shakespearien des romantiques dans le sillage de Victor et François Hugo (traducteur de Shakespeare), d’E. Delacroix, mais aussi de Berlioz ou de Gounod (voir le récent Roméo et Juliette, ici produit en décembre 2021). Il accédait ainsi à la période la plus prestigieuse de sa carrière : élu à l’Institut, bientôt directeur du Conservatoire de Paris. Son opéra bénéficiait des plus grands interprètes depuis sa création. Lorsque le baryton Jean-Baptiste Faure incarnait le prince torturé du Danemark, la jeune soprano coloratura suédoise, Christine Nilsson (Ophélie), soufflait au compositeur les notes d’une ballade de son pays (« Pâle et blonde », insérée au 4e acte). Tel le Spectre, Shakespeare hantait encore Thomas lorsqu’il composait le ballet La Tempête (1889).

E. Manet, Jean-Baptiste Faure en Hamlet

Tombé en désuétude après 1945, l’opéra Hamlet renaît sur les scènes européennes et américaines dans les années 2000, précédé de l’immense vogue du théâtre shakespearien. De nos jours, comment donner du sens à ce grand opéra qui cochait toutes les cases du genre sous le Second Empire ? En effet, sa construction dramatique en cinq actes se devait d’équilibrer les airs de 5 protagonistes (le jeune couple, le Roi et la Reine du Danemark, le Spectre du père d’Hamlet), les duos d’affrontement, les chœurs et le ballet (ici délaissé pour se concentrer sur le drame) sans omettre l’opulence des arts de la scène. Comment approcher la thématique métaphysique et politique (le pouvoir absolu) de la tragédie, que les librettistes consensuels amenuisaient en développant l’intrigue des amours contrariées d’Ophélie et du prince ?

C’est ici qu’interviennent Cyril Teste (mise en scène), Ramy Fischler (scénographe), Isabelle Deffin (costumes) et leur bataillon de vidéastes, animant un univers contemporain – le roi Claudius couronné en smoking, Hamlet en basket, Ophélie en robe de cocktail, les courtisans chics (choristes) sablant le champagne. Avec discernement et sans invasion, la vidéo en temps réel s’invite depuis les coulisses et le foyer jusqu’au plateau, pour offrir un cadre visuel à la psychologie de chaque protagoniste et notamment à l’obsession mémorielle d’Hamlet : son père disparu. Sur la scène, le montage de panneaux coulissants ou le triptyque de cadres forment l’ingénieux dispositif en mouvement au pouvoir spéculaire. Celui-ci introduit le spectateur dans l’intimité du héros, soit les méandres et les strates de sa mémoire, de ses hallucinations, voire de son aliénation lorsque le visage du père remplit l’écran géant derrière sa stature lilliputienne et suscite (of course) l’interrogation proverbiale  « Être ou ne pas être ? »  Cependant les 3 apparitions du Spectre du père sont « physiquement » maintenues, sous de froides lumières. Et la troisième, lors du happy end  (5e acte), a l’intelligence de se fondre dans la foule des invités : le jeune Prince, sacré roi, pourra donc s’émanciper ?

Entretemps, c’est le cinéma (en hors champ) qui prélude à l’épisode de la représentation théâtrale à la cour – Le Meurtre de Gonzague (2e acte) – manipulée par Hamlet pour révéler la vérité. Dès lors, la démence mimée par le héros confond le couple régicide ; elle anticipe la folie d’Ophélie, amoureuse rejetée et donc sacrifiée.

Ingénieusement, le plateau scénique peut également devenir paysage, non plus intérieur, mais multi-espace de la nature danoise : de verdoyantes forêts suggèrent le décor « les jardins du palais » ; plus tard, un lac irisé d’écume nimbe le corps d’Ophélie flottante, suggérant poétiquement son suicide. Tout est pertinent tant les processus de transformation et de multi-actions figurent au cœur de la dramaturgie shakespearienne. Ce qui n’était pas le cas pour la mise en scène de Fidelio de Beethoven par C. Teste, en septembre dernier.

Une production « Favart » qui fait date

En 2022 comme en 2018, cette production d’Hamlet libère toute une alchimie spectaculaire de l’œuvre qui légitime le talent singulier d’A. Thomas, quasi imperméable à l’influence germanique ou italienne contemporaine (à l’exception du trio du 3e acte, proche du concertato verdien). Bénéficiant de la scrupuleuse édition critique de Hugh Macdonald (Bärenreiter-Verlag), le discours orchestral est d’une inventivité … shakespearienne par la multiplicité des registres et couleurs, tempérée par l’architecture charpentée d’un opéra à numéro. L’auditeur entre dans le monde spectral dès le sombre prélude anxiogène, puis découvre l’enveloppe sonore qui nimbe le Spectre par une alliance inédite (cor anglais et clarinette basse). Célébrer l’ivresse bachique au 2e acte (puissant traitement rythmique), évoquer les voyages et les airs (harpes célestes), introduire le théâtre dans le théâtre avec le premier solo de saxophone à l’opéra (Sylvain Malézieux jouant sur la scène), choisir la douceur de la clarinette solo et des violoncelles pour entrouvrir l’acte de la folie d’Ophélie, tout est scrupuleusement restitué par l’Orchestre des Champs-Elysées sous la direction précise de Louis Langrée, désormais Directeur de la maison. Et l’écriture des chœurs, d’une plénitude charnelle (scène bachique) ou éthérée (lors du convoi funéraire), emplit la salle Favart avec l’excellent Chœur Les éléments (direction de Joël Suhubiette).

La distribution d’artistes exclusivement francophones (France, Belgique) est unanimement éblouissante, homogène par leur savoir-faire de diseur : leur diction appliquée à la prosodie du récit est exemplaire. Incarnant le prince du Danemark, Stéphane Degout confirme sa stature de grand baryton européen. Si la forme vocale est optimale et le timbre reconnaissable entre tous, la complexité d’Hamlet s’enrichit de ses récentes prises de rôle (Wozzeck au Capitole). Sa performance est vocale et stylistique (Chanson « Ô vin, dissipe la tristesse ») sans quitter le plateau au fil des actes. Mais elle réside tout autant dans la manière d’habiter le rôle du prince, tour à tour désabusé, hagard ou torturé face au père (Invocation « Spectre infernal »), dément lors du Meurtre de Gonzague, véhément avec le roi Claudius, violent avec sa mère (la reine Gertrude) et avec les deux femmes (trio du 3e acte).

Sabine Devieilhe habite le rôle éprouvant d’Ophélie avec une sensibilité nuancée, aussi persuasive dans le récit que dans la vocalité exigeante. Son ardeur juvénile fait écho à celle de S. Degout dans leur unique duo d’amour « Astre de la lumière » (1er acte). Ailleurs, l’évolution du grain vocal (davantage de chair en se référant à sa prodigieuse Lakmé à Favart) réserve probablement d’autres rôles à venir… Elle endosse la virtuosité d’une colorature pour figurer la folie de l’héroïne, topique de l’opéra romantique depuis Lucia di Lammermoor de Donizetti. La performance des aigus cristallins et justes ne masque pas la sincérité bouleversante de son égarement final – air « Un doux serment nous lie ». L’ultime phase de l’acte du suicide tire les larmes par sa grande pudeur et l’évanescence des sons émis pianissimi. Serait-elle une réincarnation de la grande Emma Calvé, qui triomphait dans ce rôle à la Fenice (1888), grâce à « des petites notes flûtées » que le dernier castrat (Mustapha Pacha) lui avait enseignées ?

Emma Calvé dans le rôle d’Ophélie d’Hamlet (ca 1888)

Incarnant le perfide Claudius, le baryton basse Laurent Alvaro est un modèle d’éloquence et de diction élégante, fort convaincant dans son air « C’est en vain que j’ai cru me soustraire au remords » (3e acte). Sa partenaire, Géraldine Chauvet (reine Gertrude) a le grand mérite de remplacer l’artiste programmée (positive au Convid-19) depuis la générale. Ses prestations, timides au 2e acte, sont balayées par l’engagement vocal et de jeu lors de l’affrontement avec Hamlet (duo du 3e acte), autre climax de la soirée !

Dans le rôle du Spectre, la basse Jérôme Varnier confère à ce rôle plus d’humanité que d’effroi majestueux, en accord avec la mise en scène qui le fait surgir des rangs de l’Orchestre. La profondeur des graves s’arrondit dans le duo où il dicte « la mission fatale » de vengeance à son fils (1er acte). Pierre Derhet (Laërte), ténor à la projection sûre, livre une interprétation pleine d’ardeur de l’air « Pour mon pays en serviteur fidèle ». Yu Shao (ténor) et Geoffroy Buffière (basse), comparses fossoyeurs de la tombe d’Ophélie, tirent un parti burlesque de leur duo du 5e acte, que le compositeur connote malicieusement au fugato baroque.

Enfin, la spatialisation des musiques de scène  – fanfares superposées à celles de l’orchestre – et des entrées du chœur des comédiens (2e acte) est une réussite de coordination qui élargit la dramaturgie tout en procurant des frissons aux spectateurs, ainsi englobés dans la masse sonore.

Shakespeare or not Shakespeare ? De Berlioz à Thomas, de Benjamin Britten à Pascal Dusapin, la fascination shakespearienne est loin de faiblir chez les compositeurs lyriques. Lorsque Thomas composait une seconde version conclusive d’Hamlet pour les représentations londoniennes (se conformant diplomatiquement à la tragédie), les scénographies actuelles ont de beaux jours devant elles pour actualiser ce fleuron du Romantisme made in France.

Pour aller plus loin

. Ambroise Thomas, Lettres à Jacques-L. et Henri Heugel (1867-1896), sous la direction de J.-C. Branger, Presses universitaires de Lorraine, 2021 (chroniqué sur Première Loge)

. Ambroise Thomas, Hamlet. Avant-scène Opéra, n° 262, 2011.

. Shakespeare et la musique en France (XIXe – XXIe siècle), Claire Bardelmann (dir.), Presses universitaires de Lorraine, 2021.

Les artistes

Hamlet : Stéphane Degout
Ophélie : Sabine Devieilhe
Claudius : Laurent Alvaro
La reine Gertrude : Géraldine Chauvet
Laërte : Pierre Derhet
Le Spectre : Jérôme Varnier
Marcellus, 2nd Fossoyeur : Yu Shao
Horatio, 1er Fossoyeur : Geoffroy Buffière
Polonius : Nicolas Legoux

Orchestre des Champs Elysées, dir. Louis Langrée
Chœur Les éléments, dir. Joël Suhubiette
Mise en scène : Cyril Teste
Scénographie : Ramy Fischler
Costumes : Isabelle Deffin
Lumières : Julien Boizard
Conception vidéo : Nicolas Dorémus, Mehdi Toutain-Lopez

Le programme

Hamlet

Opéra d’Ambroise Thomas, sur un livret de Michel Carré et Jules Barbier d’après la tragédie de Shakespeare, créé le 9 mars 1868 à l’Opéra de Paris.

Représentation du lundi 24 janvier 2022, Paris, Opéra-Comique.