Reprise de Lucia di Lammermoor au San Carlo de Naples
Une représentation renouant avec l’âge d’or du melodramma
Nadine Sierra, Pene Pati : des interprètes dont la présence magnétique catalyse d’emblée l’attention du spectateur
Lorsque le rideau se lève, est-ce bien un paysage des Lammermuir Hills que découvre le spectateur ? Venant du monde du cinéma (La città del sole, Colpire al cuore, Ladro di bambini, Lamerica), Gianni Amelio signait en 2012 sa première mise en scène d’opéra, cette Lucia di Lammermoor, déjà reprise en 2017. Saluons l’honnêteté intellectuelle d’un propos qui se veut avant tout « au service du texte », plutôt que de s’en servir, qui se soucie de le respecter, tout en le fouillant, puique le réalisateur n’est qu’« un interprète » : il se doit de se mettre en « rapport avec un autre auteur » et la mise en scène doit venir en dernier, après le chef d’orchestre et les chanteurs, et si cela devient un obstacle, elle peut être dangereuse, lisons-nous dans le programme de salle. Modestie que l’on souhaiterait dresser en modèle pour bien de ses confrères, surtout sur les grandes scènes internationales. Alors, si le décor gothique du premier acte s’inscrit dans la meilleure tradition d’un théâtre plutôt descriptif, relevons les beaux effets d’éclair du dernier et quelques touches esthétiques de qualité, telle la jolie tapisserie de chez les Ashton, le bal du mariage et les capes orangées des intervenants, imitant peut-être une danse écossaise, même si la musique de Donizetti ne poursuit aucune couleur locale, et surtout l’habit noir de Lucia lors de sa folie, à la place de l’habituelle robe blanche tachée de sang : « épouse en noir » faisant de son voile le lange de l’enfant qu’elle n’a pas eu et qu’elle croit bercer dans ses bras.
Une Lucia ayant du corps
Sur le plan vocal, il y a deux façons de concevoir le personnage de l’héroïne : soit comme une soubrette à la technique à toute épreuve, quelque peu dans le sillage jadis d’une Lily Pons ou, plus récemment, d’une Natalie Dessay ; soit en faisant ressortir toutes les facettes d’une femme de chair et de sang, à la manière d’une Maria Callas ou vraisemblablement de Fanny Tacchinardi-Persiani, la créatrice du rôle sur cette même scène en septembre 1835. Nadine Sierra choisit de s’inscrire dans cette dernière voie. Elle aborde sa sortita en donnant énormément de corps à sa cavatine et enrichissant la cabalette des meilleures ornementations. Le cantabile de son duo avec Enrico (« Soffriva nel pianto… languia nel dolore… ») est épatant. Cependant, c’est dans le récitatif de son air de la folie que l’on peut entendre des teintes évocatrices de son illustre devancière gréco-américaine, l’ayant précédée au San Carlo en 1956 ; la variété des couleurs dans les vocalises accompagnées à la flûte est ensuite d’une richesse inouïe, la cabalette étant soutenue par un legato phénoménal. Le public est en délire et la réclame aussitôt mais, très sagement, la cantatrice ne cède pas à la vanité de certaines de ses jeunes collègues qui, encore récemment à l’Opéra national de Paris, sont venues saluer avant la fin de la représentation. Nous lui savons gré de cette marque de respect, de discernement et d’humilité, des qualités devenant sans doute de plus en plus rares. C’est visiblement ce qui singularise aussi les meilleurs artistes.
Un ténor sachant entraîner ses collègues vers les plus hauts sommets
Dans un récent compte rendu de L’elisir d’amore à l’Opéra Bastille, nous souhaitions que Pene Pati incarne au plus vite le personnage d’Edgardo. C’est désormais chose faite pour ce ténor qui débute à la fois dans le rôle, à Naples et en Italie. Il est des interprètes dont la présence magnétique catalyse d’emblée l’attention du spectateur. Le chanteur samoan est de ceux-là et apparemment il a aussi le pouvoir d’entraîner ses collègues vers les plus hauts sommets. Dès son duo avec sa bien-aimée, il fait preuve d’une fougue qui transporte également sa partenaire dans une exécution digne de l’âge d’or du melodramma, leur entente touchant au sublime dans la strette (« Verranno a te sull’aure »). A-t-il beaucoup écouté Pavarotti ? Si quelques inflexions dans la voix rappellent de temps en temps le timbre de Big Luciano, c’est davantage par une diction exemplaire que ce jeune artiste semble vouloir le suivre, sans nullement tenter de l’imiter. Pendant le sextuor du finale central, c’est lui qui est au centre de la scène – et c’est probablement que Donizetti l’a voulu ainsi – et il va jusqu’à se distinguer par l’élégance de sa gestuelle. Le chef applaudit, ne reculant nullement devant l’une de ces mauvaises habitudes de certains spectateurs qui consiste à interrompre l’action au milieu d’un numéro musical. Dans l’épilogue, notre Edgardo atteint une telle aisance qu’il paraît d’abord dialoguer avec le chœur, avant d’entamer la reprise de sa cabalette par un pianissimo à donner le frisson, succédant aux prouesses vocales de l’attaque. Si nos vœux se réalisent, espérons l’entendre bientôt dans Arturo des Puritani.
Heureusement, le duo de Wolferag n’est pas coupé
Dans le rôle du méchant frère, Gabriele Viviani peut compter sur son très beau timbre, sur une maîtrise de la ligne époustouflante et sur un legato impressionnant, surtout dans la cabalette de son air de présentation. Par la suite, le baryton italien est enjôleur dans la complicité du duo avec sa sœur. Heureusement, la scène de la tour de Wolferag n’est pas coupée (ce fut encore le cas lors de la dernière reprise de l’œuvre à l’Opéra). Sans être rendu de manière exceptionnelle, le morceau n’en reste pas moins électrisant, une certaine réserve de la part du ténor s’expliquant peut-être par la volonté de ne pas nuire au baryton.
L’introduction de cette scène est aussi le moment où l’orchestre gagne quelque peu en assurance, alors que par ailleurs la direction de Carlo Montanaro a trop souvent tendance à couvrir les chanteurs. Sonnant assez sourdes, les cymbales et les percussions se révèlent trop souvent bruyantes chez des effectifs que l’on sait généralement mieux inspirés.
Annamaria Napolitano est une Alisa de grande classe, Nicola Pamio un Normanno de tradition, Francesco Marsiglia un tenorino honorable pour un Arturo de convention et Dario Russo un Raimondo au beau timbre et en constante progression, son arioso du dernier acte étant sûrement plus achevé que son précédent air en présence de Lucia, un peu fatigué.
N.B . : Pene Pati et Nadine Sierra ont déjà chanté ensemble en France : c’était dans un mémorable Roméo et Juliette donné à Bordeaux en 2020 , dont vous pouvez lire le compte rendu ici !
Lord Enrico Ashton : Gabriele Viviani
Lucia di Lammermoor : Nadine Sierra
Sir Edgardo di Ravenswood : Pene Pati
Lord Arturo Bucklaw : Francesco Marsiglia
Raimondo Bidebent : Dario Russo
Alisa : Annamaria Napolitano
Normanno : Nicola Pamio
Orchestre, chœur et ballet du Teatro di San Carlo, dir. Carlo Montanaro
Mise en scène : Gianni Amelio
Lucia di Lammermoor
Dramma tragico en deux parties et trois actes de Gaetano Donizetti, livret de Salvatore Cammarano, créé au Teatro di San Carlo de Naples le 26 septembre 1835.
Teatro San Carlo, Naples, Représentation du samedi 29 janvier 2022