Le baruffe chiozzotte de Goldoni : une fresque vocale mise en musique par un compositeur d'aujourd'hui
Le baruffe selon Giorgio Battistelli : le résultat musical est inégal, mais la production proposée par la Fenice est superbe visuellement !
Le baruffe, une comédie écrite dans le dialecte de la ville de Chioggia
Les comédies à décor vénitien que Goldoni écrit au début des années 1760 représentent l’apogée de la maturité artistique du dramaturge : le comique de caractère et de situation y trouve sa plus haute expression avec I rusteghi (Les rustres), La casa nova et, précisément, Le baruffe chiozzotte (1762), la dernière comédie écrite en Italie avant son départ pour Paris. Il s’agit d’une comédie « de conversation », où le mot, ici dans le dialecte de la ville de Chioggia, devient un extraordinaire instrument d’expression théâtrale. Dans Le baruffe, Goldoni renoue avec le monde populaire et pittoresque qu’il avait négligé au profit de cadres bourgeois et aristocratiques mis en scène dans ses œuvres précédentes ; il ne cherche pas cependant le pittoresque à tout prix dans sa peinture de personnages certes sanguins, mais également empreints de mélancolie.
La comédie de Goldoni a déjà été mise en musique par Gian Francesco Malipiero, un autre Vénitien, en tant que troisième volet d’une trilogie goldonienne portée à la scène à Darmstadt en 1926. Aujourd’hui, le compositeur romain Giorgio Battistelli s’y essaie à nouveau : avec Damiano Michieletto, il a écrit le livret basé sur le texte de Goldoni, un livret reproduit dans le programme avec une traduction italienne pour les spectateurs n’étant pas du pays !
Alors que Toni et ses hommes sont encore en train de pêcher, les femmes sont assises devant leur maison, occupées à discuter. Toffolo, le propriétaire d’un bateau, passe par là et flirte avec Lucietta (qui est en fait fiancée à Titta-Nane), lui donnant un peu de citrouille rôtie, ce qui excite la jalousie de Checca. Lorsque les hommes sont tous de retour, ils en viennent aux mains : une bagarre commence avec le groupe de Toffolo. Elle est interrompue par Vicenzo et ses soldats. Les différents groupes d’amoureux jaloux de Chioggia se disputent entre eux, et Toffolo se plaint aux officiels. L’adjudant Isidoro est envoyé pour essayer de tout arranger. Finalement, tout se termine bien et la paix est restaurée. Lucietta épouse Titta-Nane, Orsetta épouse Beppe et Checca est mariée à Toffolo.
Une création signée Giorgio Battistelli
La composition de Battistelli est présentée en première mondiale au Teatro la Fenice à l’occasion du 60e anniversaire de la maison d’édition vénitienne Marsilio, laquelle propose l’édition nationale des œuvres de Goldoni. Sa 35e composition pour le théâtre confirme un style de composition qui s’est déjà exprimé dans ses œuvres précédentes : Richard III, Co2 et Jules César (récemment donné à Rome), toutes marquées par une conception orchestrale raffinée et une utilisation évocatrice et prégnante de l’instrumentation – ici, c’est l’accordéon qui donne la couleur locale et les percussions prépondérantes soulignent les esprits échauffés et la nature inclémente. La couleur musicale est sombre et la tension dramatique s’exprime en un fortissimos suivis d’oasis de paix. Le chant, quant à lui, ne va pas au-delà d’une déclamation rythmique générique qui ne caractérise guère les personnages, lesquels chantent tous de la même manière, surtout les femmes.
L’œuvre commence par un prélude constitué d’un tissu de sons grouillants, sorte de fond indistinct d’où émergent les phonèmes du chœur énumérant les choses que possèdent ces pauvres gens qui jouent, pour survivre, avec ce que la mer leur offre en abondance, les poissons, les légumes, les sentiments, les injures colorées, les différents types de bateaux et l’omniprésent « sirocco de sottovento ». Le chœur, évidemment absent de l’œuvre originale de Goldoni, est traité ici comme une dispositif sonore inhabituel, auquel succède le cri du marchand de citrouille – la cause de tant d’agitation ! Dès lors commence un concertato qui, sans former une ligne mélodique, fait entendre un réseau de voix toujours pousssées à leurs limites, avec des sauts de registre et une fureur expressive souvent exagérée – il ne s’agit toujours que de citrouille, pas de morts tragiques ni de meurtres ! C’est la performance vocale féminine qui souffre le plus de cette approche, notamment dans les trois personnages de Lucietta, Orsetta et Checca, confiés respectivement aux voix de Francesca Sorteni, Francesca Lombardi Mazzulli et Silvia Frigato, qui doivent s’exprimer avec des grognements, des mots brisés et des onomatopées du dialecte de Chiozzotto. Plus efficaces, pour une fois, sont les interprètes masculins des personnages de Padron Toni (Alessandro Luongo), Titta Nane (Enrico Casari), Beppo (Marcello Nardis), Padron Vicenzo (Pietro di Bianco), Toffolo (Leonardo Cortellazzi) et Padron Fortunato (Rocco Cavalluzzi) qui « parle vite et ne dit que la moitié des mots, de sorte que ses compatriotes le comprennent difficilement », comme le décrit Goldoni. Enfin Isidoro (Federico Longhi), le seul qui parle le vénitien, l’étranger, le deus ex machina, résout la situation querelleuse en arrangeant non pas deux mais trois mariages d’un seul coup ! Tous ont bien mérité les applaudissements du public nombreux qui a chaleureusement accueilli cette première de la saison d’opéra vénitienne.
L’œuvre de Battistelli se compose de 37 micro-scènes, d’un prélude choral et d’un épilogue instrumental. L’ensemble est divisé en trois scènes qui forment un seul acte sans entracte d’une durée d’environ 100 minutes. Dans le magma sonore, certains thèmes mélodiques se figent par moments, ainsi que des thèmes dansants curieux, comme pour l’arrivée des pêcheurs. Dans le finale, la meilleure partie de la partition, les percussions, qui se sont beaucoup trop déchaînées jusque-là, délivrent un mélancolique poum-pam-pam conduisant à l’apothéose de la succulente « zucca barucca ». À la tête de l’orchestre du théâtre, Enrico Calesso dirige les voix et les instruments avec passion et compétence, rendant au mieux les couleurs orchestrales particulières et la structure dense de cette partition complexe.
Une superbe réalisation scénique
Damiano Michieletto (© Stefano Guindani)
Si une certaine perplexité peut être exprimée face à ce qui est donné à entendre, aucun reproche, en revanche, ne peut être formulé pour la partie visuelle du spectacle, confiée au vénitien Damiano Michieletto. C’est la réalisation scénique qui est la plus frappante dans Le baruffe : Paolo Fantin a traduit le ton et l’atmosphère de la comédie de Goldoni en concevant un ensemble de cinq « machines émotionnelles », comme il les définit. La première est le théâtre lui-même dans sa nudité ; la deuxième est le vent, le sirocco qui enflamme les âmes, concrétisé par trois grandes pales de ventilateur ; la troisième est constituée du bois des structures qui définissent les différents environnements (un bois corrodé par l’eau et le sel comme celui des bateaux ou des pilotis qui parsèment la lagune), structures qui seront détruites pour fournir des armes aux querelleurs, avec un bruit de tonnerre quand elles s’écrasent au sol ; la quatrième est le brouillard de la lagune, avec les fumées, les ombres et, dans la dernière partie, le voile (secoué par les habitants) sur lequel tombe une douce pluie ; la cinquième est la lumière, magnifiquement recréée par Alessandro Carletti. Sergio Metalli est le responsable des projections vidéo tandis que Carla Teti fournit les costumes du XVIIIe siècle, usés et déclinés en mille nuances de gris souillées de bleu, de vert ou de terre. Le jeu des pleins et des vides sur la scène, le mouvement des masses et le jeu des acteurs individuels sont traités de façon magistrale par Michieletto, qui propose ici un spectacle plus clairsemé que d’habitude, mais toujours aussi captivant.
Pour le début d’un de ses opéras, Battistelli, au lieu de Robert Carsen, a choisi cette fois un metteur en scène qui travaille surtout sur des images : sans le recours paresseux aux chichis d’un XVIIIe siècle de covention, Michieletto a su nous offrir un Goldoni rugueux et moderne.
Padron Toni Alessandro Luongo
Checca Silvia Frigato
Madonna Pasqua Valeria Girardello
Lucietta Francesca Sorteni
Titta-Nane Enrico Casari
Beppo Marcello Nardis
Padron Fortunato Rocco Cavalluzzi
Madonna Libera Loriana Castellano
Orsetta Francesca Lombardi Mazzulli
Padron Vicenzo Pietro Di Bianco
Toffolo Leonardo Cortellazzi
Isidoro Federico Longhi
Il comandador Emanuele Pedrini
Canocchia Safa Korkmaz
Orchestra e Coro del Teatro La Fenice, dir. Enrico Calesso
Mise en scène Damiano Michieletto
Décors Paolo Fantin
Costumes Carla Teti
Lumières Alessandro Carletti
Vidéos Sergio Metalli
Chorégraphie Thomas Wilhelm
Le baruffe
Teatro di musica de Giorgio Battistelli, livret du compositeur et de Damiano Michieletto d’après Goldoni. Création mondiale.
Représentation du 22 février 2022, La Fenice (Venise)