A QUIET PLACE au Palais Garnier : sitcom elegy…
A QUIET PLACE : SITCOM ELEGY
Entre les mélos de Douglas Sirk et Desperate Housewives, une œuvre crépusculaire de Lenny sublimée par la mise en scène de Warlikowski fait son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris.
Familles, je vous hais-me
Le 7e Art en a pris l’habitude – jusqu’à la nausée – mais c’est une première dans l’histoire de l’art lyrique : un opéra composé comme une suite à un précédent opus (en hollywoodien dans le texte : sequel). Leonard Bernstein n’est pas encore le compositeur acclamé de West Side Story lorsqu’il dépeint dans l’opéra de poche Trouble In Tahiti (1952) les affres domestiques de Sam et Dinah, couple en crise dont la « petite maison blanche » typique des banlieues américaines abrite son lot de frustrations, de malentendus et de rancœurs. Trente ans plus tard, alors qu’il est toujours hanté par le fiasco de sa dernière œuvre scénique (1600 Pennsylvania Avenue, retirée de l’affiche après six représentations à Broadway) et par la mort foudroyante de son épouse Felicia (qu’il avait brièvement quittée pour vivre ouvertement son homosexualité), Bernstein puise dans sa rencontre avec le jeune journaliste et aspirant librettiste Stephen Wadsworth la force de renouer avec la composition. Reprenant les personnages de son opéra de jeunesse, les deux hommes situent l’action de A Quiet Place quelques décennies plus tard, alors que Dinah vient de mourir dans un accident de voiture. Le service funéraire qui ouvre l’œuvre – après un prologue cinématographique dans un esprit très neo Noir – réunit tous les protagonistes de Trouble in Tahiti. À l’écart des babillages embarrassés ou malveillants des amis et du frère de la défunte, son époux Sam reste mutique, muré dans le chagrin. L’arrivée haute en couleurs de Junior, son fils homosexuel, de sa fille Dede et de François, mari de l’une et amant de l’autre, va transformer la cérémonie des adieux en affrontement familial, quelque part entre les Atrides et Festen. L’opéra raconte la façon dont chacun, affrontant les traumas du passé, va tenter de retisser ces liens distendus, de reconstruire « un lieu paisible » où vivre ensemble, enfin réconciliés.
Dans l’Amérique puritaine de Reagan, marquée par une montée en puissance des Évangélistes et l’aveuglement face à la menace du sida, traiter de bisexualité, d’inceste et de suicide nécessitait un certain courage – et une hargne certaine. En lieu et place des promesses du bonheur climatisé, Bernstein montre des personnages fracassés découvrant que la félicité conjugale est un leurre, que l’affirmation de la différence se paie au prix fort – Junior, Dede et François ont dû s’exiler à Montréal pour vivre leur ménage à trois – et qu’une mère de famille comblée de confort suburbain peut choisir, un soir, de troquer l’oubli de la boisson contre une autre forme d’oubli, plus définitive. Si d’autres compositeurs s’en sont déjà pris aux clichés de l’American Dream (on pense au Samuel Barber de A Hand of Bridge, au Lukas Foss d’Introductions and Goodbyes ou, plus tardivement, à André Previn via Tennessee Williams dans A Streetcar Named Desire), Bernstein les empoigne ici de façon plus tripale.
Un Warlikowski assagi
Pour restituer la virulence de cette partition méconnue, Krzysztof Warlikowski signe une mise en scène remarquablement efficace, d’une grande fluidité et beauté plastique. Bien exploitée, la profondeur impressionnante du plateau de l’Opéra Garnier permet des effets d’éloignement saisissants – lorsque le cercueil de Dinah disparaît englouti par les flammes ou que Dede entreprend de redonner vie au jardin, jadis objet de tous les soins maternels. Surtout, évitant les excès de son Lulu bruxellois, Warlikowski se garde bien d’investir chaque centimètre carré de la scène ; dans cette histoire de désamour et de pardon, l’espace qui sépare les personnages est traité avec autant de soin que l’espace qui les rassemble.
Quand la profondeur de champ n’est plus nécessaire au récit, deux boîtes mobiles viennent occuper l’avant du plateau, redistribuant l’espace en « scènes dans la scène » – le salon de la maison familiale et une chambre d’enfant ou de motel. Dinah, rôle muet, circule librement entre ces espaces, passant d’un personnage à l’autre comme une ombre (ou une lumière ?) qui plane sur l’histoire de chacun, y cherche elle aussi sa place.
Nagano le passeur
La partition, arrangée pour grand orchestre, donne à entendre un Bernstein âpre, dissonant – proche par moments du Copland moderniste que Lenny défendait si bien sur un podium – sans pour autant renoncer totalement à ses déhanchements jazzy ou à ses cuivres gouailleurs. En revanche, la structure en numéros alla Broadway est rejetée, Bernstein préférant baigner la conversation de ses personnages dans un flux musical continu. Nul mieux que Kent Nagano, ancien assistant de Seji Ozawa et disciple de « maître Bernstein », comme il l’appelle avec respect dans le programme, ne pouvait mieux servir cette œuvre. Il la dirige avec une attention aux détails qui ne perd jamais de vue la vision d’ensemble, assurant l’homogénéité constante d’un discours orchestral pourtant ardu.
La distribution, irréprochable, sait son Bernstein sur le bout des doigts. Le duo Dede-Junior est interprété par Claudia Boyle et Gordon Bintner, déjà présents dans l’enregistrement de l’œuvre chez Decca (Orchestre symphonique de Montréal, Kent Nagano, 2017). La soprano irlandaise émeut par son incarnation d’une Dede vaillante et vulnérable, consciente des failles que sa mère lui a laissées en héritage mais bien décidée à ne pas s’y laisser engloutir. Le baryton canadien, bigger than life, impressionne par son timbre capable de nuances infinies, tour à tour vindicatif, rageur, enfantin ou rieur (cf son « What a day, what a day, for a café au lait » clin d’œil à la scène de l’Autodafé de Candide). Un bégaiement, un lapsus ou une posture maladroite lui suffisent pour laisser deviner toute la fragile complexité de sa psyché. Dans le rôle de François, le ténor Frédéric Antoun occupe avec finesse le rôle de « pièce rapportée » dont le chant émaillé d’expressions françaises traduit la position inconfortable ; il est à la fois celui par qui le scandale arrive et celui par qui l’abcès se crève. Enfin, Russell Braun campe un Sam inoubliable. Mari aveuglé, père intolérant, mais dans les deux cas chargé d’un amour qui peine à trouver son expression, il bouleverse dans une scène que l’on doit tout entière à Warlikowski mais qui fusionne à la perfection avec l’esthétique bernsteinienne : tandis que Sam s’effondre d’émotion en lisant la lettre d’adieu laissée par Dinah, dans la chambre voisine, Junior-enfant regarde à la télé Lenny expliquer au public des Young People’s Concerts qu’un passage de la 4e Symphonie de Tchaïkovski lui semble exprimer le désir impossible à assouvir. À cet instant, l’orchestre dans la fosse et les chanteurs sur le plateau se taisent, mais jamais on n’a mieux entendu la musique de Bernstein.
Dede : Claudia Boyle
Junior : Gordon Bintner
François : Frédéric Antoun
Sam : Russell Braun
Bill : Régis Mengus
L’entrepreneur des pompes funèbres : Colin Judson
Le psychanalyste : Loïc Félix
Le médecin : Jean-Luc Ballestra
Dinah (rôle muet) : Johanna Wokalek
Susie : Hélène Schneiderman
La femme du médecin : Emanuela Pascu
Krzysztof Warlikowski, mise en scène
Malgorzata Szczesniak, décors et costumes
Miron Hakenbeck, dramaturgie
Felice Ross, lumières
Kamil Polak, vidéo
Chœurs de l’Opéra de Paris, direction Alessandro Di Stefano
Orchestre de l’Opéra de Paris, direction Kent Nagano
A Quiet Place
Opéra en un prologue et trois actes de Leonard Bernstein sur un livret de Stephen Wadsworth. Nouvelle orchestration de Garth Edwin Sunderland (2013)
Création française
Représentation du 10 mars 2022, Palais Garnier