Turandot à Rome : Konzept ou mise en scène ?
À Rome, une Turandot dont la mise en scène (très attendue) de Ai Weiwei peine à convaincre…
Confier la mise en scène de Turandot à Ai Weiwei pouvait a priori sembler une bonne idée. Pourtant, au total, le spectacle ne porte pas tous ses fruits, malgré une interprétation musicale de qualité.
Turandot : un chef-d’œuvre d’une brûlante actualité
Le Teatro dell’Opera de Rome est teinté des couleurs du drapeau ukrainien, celles d’un ciel clair et de champs de blé dorés. La façade est éclairée par des lumières bleues et jaunes tandis qu’à l’intérieur, les deux responsables de production sont une cheffe d’orchestre née dans le pays tourmenté et un réalisateur chinois dissident qui a fait l’expérience directe de la répression culturelle dans son pays. L’interprète principal est également née en Ukraine. Sur la scène c’est une histoire de violence et de cruauté immotivées, d’abnégation suprême pour son prochain et de foule manipulable. Si quelqu’un avait encore des doutes sur la modernité de l’opéra…
À quelques jours d’intervalle, la capitale a été le théâtre de deux Turandot différentes : le 12 mars, l’Accademia di Santa Cecilia a présenté en concert le dernier opéra de Puccini sous la direction d’Antonio Pappano, avec une distribution exceptionnelle. Aujourd’hui, au Costanzi, une édition non moins exceptionnelle, tant pour ses composantes musicales que visuelles, sera mise en scène.
Succès pour Oksana Lyniv
Dès les premiers instants, les notes dissonantes, les accords déchirés et secs – et ces martèlements obsessionnels du xylophone basse – témoignent de la tonalité straussienne du dernier opéra de Puccini : » Ça commence comme Elektra « , note Oksana Lyniv, qui dirige l’orchestre du théâtre. La première femme à diriger Bayreuth après 145 ans et 176 présences masculines, la première femme à la direction musicale d’une fondation d’opéra (le Comunale de Bologne), a déjà un Puccini dans son parcours : une Madama Butterfly dirigée il y a huit ans à Odessa. Parmi les souvenirs de cette représentation, les appels téléphoniques avec les parents et les amis restés en Ukraine – dont certains sont réfugiés dans ces théâtres devenus la cible des bombardements russes – et une lettre sévère à Poutine, Lyniv parvient à trouver la force d’esprit pour entrer dans la fosse et affronter cette histoire de cruauté inutile rachetée par un sacrifice par amour, qu’ est l’histoire de la princesse de Turan du conte persan reprise par Gozzi et les librettistes Adami et Simoni. Le geste décisif et ample, un rythme dramatique et serré donnant cependant ce qu’il faut d’espace aux voix, la clarté et la splendeur des couleurs instrumentales – qui prennent des teintes livides dans le « nocturne » par lequel commence le troisième acte – sont les éléments qui ont valu à Lyniv les chaleureux applaudissements du public romain. Sous sa baguette, Turandot se confirme comme l’œuvre d’un compositeur très italien, mais qui connaît Wagner et se tourne vers la musique ayant cours de l’autre côté des Alpes, et vers la musique de son temps, livrant au XXe siècle un véritable chef-d’œuvre, bien qu’inachevé.
Une belle distribution d’où se distingue Liù
Une autre Ukrainienne, Oksana Dyka, reprend le rôle-titre avec lequel elle a triomphé au Metropolitan : projection impressionnante, timbre d’acier, aigus éblouissants ; il est presque dommage que sa performance soit si réduite – personnage muet au premier acte, elle se fait à peine entendre au troisième, mais quelle impression font ses interventions impérieuses et impitoyables : « Je veux qu’il parle ! Le nom ! Déchirez son secret ! ». L’opéra se termine en effet avec la mort de Liù, donc sans le final que Puccini n’a pas écrit alors qu’il disposait de presque un an, de novembre 1923, date à laquelle la partition, en son état actuel, fut achevée, jusqu’à ce point de l’histoire, le 4 novembre 1924, date de son départ pour Bruxelles pour l’opération qui s’avèrera inutile sinon fatale. Certains expliquent l’inachèvement de Turandot par l’incapacité du compositeur à trouver une fin heureuse et convaincante à l’histoire…
Le Calaf de Michael Fabiano se caractérise par un timbre ensoleillé, une prononciation ouverte, un vibrato léger et des notes aiguës parfois tendues, mais le ton quelque peu tapageur de son « Nessun dorma » n’a pas déclenché les applaudissements du public invité lors de la représentation hors programme de dimanche après-midi. Peut-être Fabiano ne parvient-il pas à donner à son Calaf une grande pertinence, mais est-il vraiment possible de donner de la profondeur à un tel personnage ? Comme toujours, l’interprète le plus performant fut Liù, le seul personnage réel et humain de l’histoire. Ici, Francesca Dotto a ému et charmé par sa musicalité sensible, le legato et les mezza-voce : une performance impeccable. Antonio di Matteo s’est révélé un Timur autoritaire, tandis que dans le trio de « masques » chinois, le baryton Alessio Verna s’est distingué par sa présence vocale dans le rôle du grand chancelier Ping. Le rôle du vieil empereur Altoum est confié à un jeune chanteur du programme pour jeunes artistes « Fabbrica » du Teatro dell’Opera, Rodrigo Ortiz. Andril Ganchuk, le mandarin qui lit les édits au peuple de Pékin, est également issu du même projet. La présence du chœur du théâtre dirigé par le Maestro Roberto Gabbiani est exigeante et efficace.
Un spectacle où le Konzept tient lieu de mise en scène
L’idée de confier à un artiste chinois la mise en scène d’un opéra se déroulant en Chine n’est pas si étrange : on se souvient que la Turandot de Zhang Ymou se déroulait dans la Cité interdite de Pékin. Mais cette fois, il ne s’agit pas d’un réalisateur (bien qu’il soit également cinéaste), mais d’un artiste aux multiples facettes : Ai Weiwei, performeur, documentariste, sculpteur, architecte (il a conçu le stade national de Pékin), poète et activiste politique qui a payé sa dissidence et sa rébellion contre le régime par la prison. Ce n’est pas la première fois qu’il se mesure à Turandot : il y a 35 ans, il était figurant (l’assistant du bourreau…) dans quelques-unes des 202 représentations du spectacle de Zeffirelli à New York, mais c’est la première, « et la dernière fois », tient-il à préciser, qu’il participe à la mise en scène d’un opéra. Cette production était prévue il y a deux ans, mais la pandémie a retardé sa mise en place jusqu’à aujourd’hui. Après la Covid et la guerre en Ukraine, cependant, le spectacle ne pouvait plus rester le même, déclare le metteur en scène, qui concentre sa lecture sur la scénographie et les interventions vidéo en négligeant la mise en scène – les personnages principaux n’ont pas de rôle d’acteur défini, le chœur est immobile, les seules interventions originales sont celles des mouvements d’un mime de l’artiste chinois Chiang Ching et les mouvements rythmiques d’un groupe de jeunes. « Il s’agit d’un opéra plongé dans le monde contemporain, au sein des luttes culturelles et politiques actuelles », explique l’artiste, « Turandot est la force et le pouvoir, Calaf un réfugié politique ». La scène est transformée en planisphère – ce qui n’est pas du tout évident pour les spectateurs dans les gradins – les contours des continents étant sculptés dans un grand escalier. Le chœur, presque omniprésent, prend place dans ces trous, pour moitié dans des costumes « traditionnels » (conçus par Ai Weiwei lui-même), ou dans des uniformes militaires modernes. Sous l’éclairage de Peter van Praet, des ruines stylisées s’élèvent, rappelant celles de la ville qui accueille la représentation, tandis que des images de la Chine d’aujourd’hui, avec ses gratte-ciel et ses autoroutes, sont projetées en toile de fond, ainsi que des charges de police harcelant des jeunes réclamant la liberté à Hong Kong, des réfugiés pataugeant dans des rivières pour fuir leur pays déchiré par la guerre, et des migrants dans des clôtures de barbelés. Et puis, il y a les combinaisons anti-contamination portées par les médecins de Wuhan, la ville d’où est originaire le virus Corona…
La princesse de glace semble une chrysalide blanche menaçante, le blanc étant en Chine la couleur de la mort ; Timur et Liù apparaissent comme des réfugiés en haillons, Calaf porte un grand crapaud sur son dos (si quelqu’un a découvert la signification de ce détail, espérons qu’il la communiquera…). Des éléments vaguement sci-fi se mêlent à d’autres éléments traditionnels chinois (comme les masques horribles des gardes de Liù, les lanternes blanches aux formes zoomorphes) ou étranges, tels le couvre-chef de Ping (une bombe), Pang (deux mains d’où se dresse un majeur) et Pong (deux caméras). Le même doigt d’honneur est exhibé par un groupe de jeunes gens qui chantent « Gloria a te » au vieil empereur. Nous verrons le même groupe de personnages se diriger vers un horizon plus radieux (espérons-le…) dans le finale, ici sans apothéose amoureuse.
Les images vidéo de l’acte II et de ce qui reste de l’acte III deviennent plus graphiques, pleines de symboles de guerre, ou montrent des vues lugubres de Venise, Paris, Rome, New York pendant le trio dans lequel Ping, Pong et Pang se souviennent avec nostalgie de leur maison dans le Honan, des forêts du Tsiang et du jardin de Kiu tout en faisant des exercices d’étirement. Dans le troisième acte, la partie centrale de l’escalier pivote et montre un mur sur lequel est peint un squelette avec l’inscription grecque : « Connais-toi toi-même ».
Dans sa mise en scène, Ai Weiwei mélange des éléments de la culture populaire chinoise avec ceux du monde occidental – dessins animés, Pieta de Michel-Ange… – pour exprimer le caractère inextricable des problèmes dans lesquels nous vivons. Turandot devient un manifeste de protestation, mais tout ce flot d’images, qui reflète l’avalanche d’événements auxquels nous sommes continûment confrontés, finit par nous distraire de la musique sur scène. Tout comme l’aspect purement décoratif des mises en scène de Zeffirelli l’avait emporté sur la dramaturgie, dans le Turandot d’Ai Weiwei, c’est le Konzept qui l’emporte, sans parvenir à fournir une dramaturgie convaincante à l’ultime opéra de Puccini – ce qui, après tout, devrait toujours rester le but à atteindre !
Pour lire la version originale de cet article (en italien), cliquez sur le drapeau !
Turandot : Oksana Dyka
Liu : Francesca Dotto
Calaf : Michael Fabiano
Altoum : Rodrigo Ortiz
Timur : Antonio di Matteo
Ping : Alessio Verna
Pang : Enrico Iviglia
Pong : Pietro Picone
Un mandarin : Andrii Ganchuk
Chœurs et Orchestre de l’Opéra de Rome, dir. Oksana Lyniv
Mise en scène, décors, costumes, vidéos : Ai Weiwei
Turandot
Dramma lirico en trois actes de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni, créé au Teatro alla Scala de Milan le 25 avril 1926.
Opéra de Rome, représentation du dimanche 20 mars 2022.