Poétique Pierrot lunaire au Théâtre Dunois
Le fait que le Pierrot lunaire de Schönberg ait été créé par la « diseuse » de cabaret Albertine Zehme joue sans doute beaucoup dans le fait que l’œuvre soit essentiellement interprétée par des femmes. Pourtant, rien n’interdit à un homme d’assumer la partie vocale, ni la partition (aucun registre vocal n’est spécifiquement dévolu à Pierrot), ni les poèmes, qui d’ailleurs peuvent être perçus comme émanant d’un narrateur plus que de Pierrot lui-même (au demeurant, plusieurs poèmes font entendre une voix qui n’est pas celle de Pierrot, mais de quelqu’un qui parle de lui – voire l’apostrophe, comme dans « Gebet am Pierrot »).
C’est ce soir Fabien Hyon qui s’approprie l’œuvre : sachons lui gré de nous rappeler qu’une voix de ténor peut parfaitement elle aussi révéler tous les sortilèges de cette partition atypique entre toutes…
Chaque nouvelle interprétation de Pierrot lunaire ravive le débat – à vrai dire insoluble – entre les partisans du « plus parlé que chanté » et ceux du « plus chanté que parlé ». Une Sprechstimme (voix parlée) est-elle plus à même de rendre justice à cette Sprechmelodie (mélodie parlée) qu’une voix lyrique rompue au répertoire « classique » ? Le débat est sans doute vain : si les sensibilités et goûts personnels peuvent faire pencher pour l’une ou l’autre de ces solutions, l’histoire de l’interprétation de l’œuvre offre de très belles réussites émanant aussi bien de comédiens-chanteurs que de chanteurs « classiques » (comparez par exemple la version de Patricia Kopatchinskaja, violoniste mais aussi comédienne à ses heures, à celle de la légendaire Anja Silja).
Avec le ténor Fabien Hyon, on se situe a priori clairement du côté du chant, même si les choses méritent en réalité d’être nuancées… La technique est bien celle d’un chanteur classique, notamment dans l’utilisation contrastée de la voix de poitrine et de la voix mixte ou de la voix de tête (dans les allusions à la « fremde Melodie » – dans « Der kranke Mond » –, ou à la plainte suave – « lieblich klagend » – de la vieille pantomime
italienne – dans « Heimweh »). Mais la technique est à ce point maîtrisée par le chanteur qu’elle se fait oublier pour faire place à une impression de parfait naturel, aboutissant à une forme d’interprétation hybride, au croisement du théâtre, du cabaret et du chant classique… bref, au Sprechgesang ou à l’un des ses possibles avatars ! La voix parlée est bien présente, d’autant que le cycle de Schönberg est, ici ou là, ponctué par la lecture de quelques poèmes de Giraud non retenus par le compositeur («Théâtre », « Déconvenue », « Absinthe », « L’Église »,…) ; certains vers sont également parlés (« Eine blasse Wäscherin… ») ou susurrés (« Dort auf des Himmels schwarzem Pfühl… »), avant de glisser vers le chant en un imperceptible fondu-enchaîné. Les effets vocaux qui sont traditionnellement ceux du chanteur lyrique (utilisation maîtrisée du vibrato, puissance vocale) sont disséminés avec parcimonie et toujours à bon escient, à des fins expressives, poétiques (interprétation quasi cantabile de la dernière pièce : « O alter Duft ») ou dramatiques (violence de la « Rote Messe« ). Fabien Hyon nous avait déjà convaincus dans les répertoires baroque, classique, romantique, et dans des genres très variés (opéra-comique, opéra, mélodie,…). Il apporte ici une preuve supplémentaire de la formidable diversité de son talent !
L’Ensemble Almaviva (dont le directeur artistique est Ezequiel Spucches, lequel tient ce soir la partie de piano) et la mise en scène contribuent également grandement à la réussite du spectacle. Les musiciens, dirigés par Javier González Novales, brillent par leur précision, leur belle complicité avec le chanteur, et passent avec talent de l’ironie
L’ensemble Almaviva
à l’humour noir, la violence, la poésie, la tendresse : autant d’atmosphères différentes et violemment contrastées sollicitées par les 21 mélodrames qui constituent le Pierrot Lunaire. L’ensemble Almaviva ouvre par ailleurs le spectacle par une très belle interprétation du trio pour violon, violoncelle et piano du compositeur argentin Gerardo Gandini, Lunario sentimental, un choix d’autant plus judicieux qu’on y retrouve certains matériaux musicaux du Pierrot de Schönberg. Alexia Guiomar règle quant à elle une mise en scène sobrement évocatrice : à l’aide de quelques éléments de décor et accessoires (une table, un fauteuil, une balançoire, des masques…) et d’éclairages poétiques et suggestifs, elle crée l’ambiance étrange et onirique qui sied au Pierrot lunaire, en préservant la part de mystère et d’étrangeté propre à l’œuvre sans chercher à en imposer une lecture trop prosaïquement univoque.
Accueil enthousiaste du public, particulièrement attentif pendant le spectacle ! Une reprise est prévue à Vitry le 14 mai prochain, dans le cadre d’un festival de musique contemporaine.
Retrouvez ici Fabien Hyon en interview avec la pianiste Juliette Sabbah.
Fabien Hyon, ténor
Ensemble Almaviva
Claire Luquiens, flûte et piccolo
Clément Caratini, clarinettes
Elisa Huteau, viloncelle
Ezequiel Spucches, piano
Direction : Javier González Novales
Mise en scène : Alexia Guiomar
Lunario sentimental
Trio pour violon, violoncelle et piano de Gerardo Gandini, créé en 1989.
Pierrot lunaire
Mélodrames d’Arnold Schönberg sur des poèmes d’Albert Giraud traduits en allemand par Otto Erich Hartleben. Création : 16 octobre 1912, Berlin.
Représentation du samedi 2 avril 2022, Théâtre Dunois (Paris)