Giulio Cesare au Théâtre des Champs-Élysées
Un véritable triomphe pour l’équipe musicale du Jules César des Champs-Élysées, mais un accueil plus que houleux pour les responsables de la dimension scénique du spectacle
Structure du spectacle et mise en scène : une déception
Giulio Cesare in Egitto est aujourd’hui, sans aucun doute, l’opéra le plus connu et représenté de Georg Friedrich Hændel. Et pour cause : si la partition contient un bon nombre d’arias magnifiques, elle n’est pas moins remarquable pour l’équilibre de sa construction dramatique, bien respectueuse du système de règles compliquées propres au XVIIIe siècle pour le dramma per musica. À une époque où, en Italie, il n’y avait, de fait, d’autres formes de théâtre cultivé, ce genre de spectacle constituait tout simplement « le » théâtre, et devait fonctionner du point de vue non seulement musical, mais aussi dramatico-narratif. Et même si le Giulio Cesare a été créé à Londres, ce système de règles dont ont hérité Hændel et Nicola Francesco Haym – l’adaptateur de l’ancien livret (1677) de Giacomo Francesco Bussani – reste substantiellement le même. La répartition en trois actes du dramma n’est donc pas un caprice – de Bussani, de Haym ou de Hændel – que l’on peut tranquillement ignorer : chacun de ces trois panneaux a une fonction narrative ainsi que théâtrale, et participe du bon dosage et de la bonne distribution des passions produites par les interactions des personnages et exprimées par la musique.
À quoi bon alors vouloir représenter aujourd’hui cette forme de spectacle si on s’obstine à n’en vouloir pas respecter les règles, comme si elles n’étaient que des détails futiles et sans importance ? Pourquoi ne pas en respecter les césures « naturelles » – entre les actes I et II, et II et III – afin de réorganiser toute la représentation en seulement deux parties, avec un seul nouvel entracte, tout à fait artificiel, après la scène 2 de l’acte II ? Le résultat de cette opération inutile a été d’un côté de dissiper la forte charge émotionnelle du duo Cornelia et Sesto « Son nata a lagrimar – Son nato a sospirar » (fin de l’acte I) que le spectateur devrait remporter avec lui dans l’entracte ; et d’un autre côté de rapprocher de manière artificielle les deux magnifiques arias pathétiques de Cleopatra, – une pour chacun des deux derniers actes, « Se pietà di me non senti » (II.8) et « Piangerò la sorte mia » (III.3) – en dérogeant ainsi à l’une des règles constructives majeures de cette forme d’opéra : bien distribuer dans la représentation les moments importants ainsi que la variété des affects.
Cette nonchalance envers la forme de la représentation non seulement signifie n’avoir pas compris que, dans chaque tradition théâtrale, il existe un système d’équilibres qu’on ne peut pas subvertir arbitrairement, sous peine d’endommager l’œuvre, mais semble aussi trahir l’idée qu’un dramma per musica n’est qu’une séquence d’arias, plus ou moins belles, dans un concert infini, et non pas une histoire qui, pour permettre à ces arias d’exprimer les états d’âme les plus variés, doit pouvoir progresser et « respirer » selon ses propres temps. (Et si jamais le problème était d’avoir deux entractes au lieu d’un seul, il suffirait d’en réduire un peu la durée : non seulement le spectacle, mais aussi le bien-être des spectateurs et les caisses des buvettes du théâtre en tireraient profit !)
À ce non respect de la forme de la pièce théâtrale s’ajoute, pour réduire encore l’efficacité scénique de cette représentation du Giulio Cesare, la mise en scène de Damiano Michieletto, organisée d’après deux idées totalisantes. L’une, que l’on peut partager, consiste à voir toute l’action comme émanant du désir de Cornelia et Sesto de venger l’assassinat (commandé par Tolomeo) de Pompeo, respectivement leur mari et père. Si on suit ce sens, on s’explique alors l’image de celui-ci qui revient constamment, surtout dans l’acte II – d’abord habillé, puis nu, comme dans un enfer dantesque –, et qui enfin se fige, avec les symboles de son pouvoir, comme la statue aux pieds de laquelle Cesare sera un jour assassiné dans le sénat de Rome (les grandes tâches de sang qui restent sur la scène pendant tout l’acte I, telles un memento permanent de l’assassinat de Pompeo, sont elles aussi très suggestives). L’autre lecture, moins convaincante, introduit et renforce, à partir du nouvel entracte, le présage continu de la mort violente de Cesare, évoquée de plus en plus explicitement par les trois Parques, qui parcourent sans cesse la scène avec leur fil ou sont représentées en mille diffractions à l’infini ; par les casques (incompréhensibles !), en forme de crâne de cheval, chevreuil ou bélier, portés par ces mêmes Parques mais aussi par Cleopatra, pendant une de ses arias ; et par les ombres prémonitoires des sénateurs romains frappant Cesare de leurs dagues et poignards.
Bref, si l’on a pu suivre l’action, cela a été possible seulement grâce à une connaissance préalable de l’histoire et du livret, et malgré une mise en scène qui n’a pas réellement rendu service au texte représenté.
Brillants débuts parisiens en fosse de Philippe Jaroussky – mais pas assez de femmes dans la distribution !
La lecture de la partition offerte par Philippe Jaroussky (interprète du Giulio Cesare à plusieurs reprises dans sa carrière de chanteur, et qui débute ici en tant que directeur musical et chef d’orchestre) se révèle très brillante. Ses choix des tempi et des volumes sonores ont toujours été très convaincants et adaptés aux potentialités des interprètes, qui faisaient tous une première ou une nouvelle prise de rôle dans cet opéra hændelien.
Le nombre réduit de coupes opérées dans la partition a été aussi bien appréciable. Par rapport à la première version de 1724, on n’a remarqué que la suppression du chœur initial et d’environ 5 arias (une pour Cesare, Cornelia et Achilla, et deux pour Cleopatra), au moins en partie compensées par l’unique aria de Nireno, ajoutée ultérieurement par Hændel.
Si l’on devait reprocher à Jaroussky quelque chose, ce serait tout au plus le fait d’être tombé lui aussi dans le piège de la (fausse) « philologie » – ou mieux, de la vraie mode – interprétative, selon laquelle, pour renouer vraiment avec l’opéra italien des XVIIe et XVIIIe siècles, il faut solliciter (presque) exclusivement des contre-ténors. Et cela en raison d’un schéma de pensée plus ou moins automatisé selon lequel un personnage masculin qui chante en soprano ou alto devait à l’époque forcément être interprété par un castrat, et qu’un castrat ne peut aujourd’hui être remplacé que par un falsettiste. Or, le rôle de Sesto avait été écrit pour Margherita Durastanti, un soprano capable de descendre dans le registre de l’alto ; et cela probablement non pas par pénurie de castrats, mais pour des raisons qui aujourd’hui nous échappent au moins en partie. Pourquoi alors le faire interpréter par un contre-ténor (Franco Fagioli), alors que la solution la plus facile (solliciter une femme) aurait aussi été la plus authentique ? Pourquoi s’efforcer de « philologiser » une exécution – avec la constitution d’un orchestre réduit mais varié sur le plan des timbres, constitué de copies d’instruments anciens, accordé d’après un diapason dit « baroque » (mais lequel exactement, parmi les nombreux diapasons d’une Europe, à l’époque, non « standardisée » ?), et mettant en œuvre des techniques de jeu anciennes – si, pour le choix des interprètes vocaux, on contredit les choix mêmes de Hændel, pourtant très simples à satisfaire ?
Quant à l’Ensemble Artaserse, il s’est bien plié à la lecture de Jaroussky. On remarquera seulement la prestation décevante du cor naturel (instrument obligé dans l’aria de Cesare « Va tacito e nascosto »), dont la prestation reste en-deça de ce qu’on pouvait attendre.
Une très belle équipe de chanteurs
La représentation a bénéficié d’une distribution d’un niveau excellent, et même parfois extraordinaire. Gaëlle Arquez (mezzo-soprano) a été un excellent Giulio Cesare, toujours intense et sobre dans les arias, et remarquable dans le très expressif accompagnato « Alma del gran Pompeo » (I.7). Sabine Devieilhe (soprano) s’est révélée excellente, et parfois sublime, en Cleopatra, une Cleopatra capable d’arrêter le temps dans les deux arias pathétiques déjà mentionnées, même si parfois les ornementations dans les da capo nous ont paru un peu hédonistes… Également d’un très haut le niveau, les prestations de Franco Fagioli (Sesto), Lucile Richardot (Cornelia), Carlo Vistoli (encore un contre-ténor, pour Tolomeo), et Francesco Salvadori (Achilla). Très sacrifiés par la partition, et donc assez privés d’occasions de bien montrer leurs qualités d’interprètes, le troisième contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Djian, interprétant le rôle de Nireno, a eu dans son aria quelques problèmes d’intonation, et le baryton-basse Adrien Fournaison n’a chanté que les récitatifs de Curio, non sans quelques problèmes de diction.
Le public a manifesté vigoureusement son enthousiasme pour l’exécution musicale, saluant les musiciens avec chaleur et les couvrant d’ applaudissements. Avec la même intensité – mais à des fins contraires ! -, il a aussi exprimé son fort mécontentement pour toutes les composantes de la mise en scène : à leur arrivée sur scène, Michieletto et les autres responsables du spectacle ont été copieusement hués et sifflés, par une salle visiblement très insatisfaite.
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N.B. : ce spectacle sera également donné en juin prochain à l’Opéra de Montpellier, qui coproduit le spectacle avec l’Oper Leipzig et le Théâtre du Capitole de Toulouse
Jules César : Gaëlle Arquez
Cléopâtre : Sabine Devieilhe
Sextus : Franco Fagioli
Cornelia : Lucile Richardot
Ptolémée : Carlo Vistoli
Achille : Francesco Salvadori
Nireno : Paul-Antoine Bénos-Djian
Curio : Adrien Fournaison
Ensemble Artaserse, dir. Philippe Jaroussky
Damiano Michieletto | mise en scène
Thomas Wilhelm | chorégraphie
Paolo Fantin | scénographie
Agostino Cavalca | costumes
Giulio Cesare in Egitto
Opéra de Georg Friedrich Hændel, livret de Nicola Francesco Haym d’après Giacomo Francesco Bussani, créé le le
Représentation du mercredi 11 mai 2022, Paris, Théâtre des Champs Élysées.