Émouvant Fidelio en version scénique à la Seine musicale

Après une Nonne sanglante de belle mémoire (Opéra-Comique, 2018), Laurence Equilbey retrouve David Bobée, cette fois-ci pour un Fidelio à la Seine musicale. Les conditions sont bien sûr très différentes, l’auditorium Devedjian n’étant évidemment pas une salle spécifiquement conçue pour les représentations scéniques. Le fait est que David Bobée parvient à composer habilement avec les contraintes posées par le lieu. La scénographie (des blocs de béton, un pan incliné comportant une trappe cadenassée d’où sortira Florestan) traduit parfaitement l’aspect oppressant de l’intrigue. On pouvait craindre que ce décor pour le moins austère ne finisse par lasser au fil des deux actes… Ce n’est pas le cas, grâce à l’utilisation du mur de fond de scène, permettant certaines projections et jeux de lumières, mais aussi à un habile jeu d’acteurs, qui gagne en intensité au fur et à mesure que le drame se noue. Seuls éléments (nous a-t-il semblé) dispensables : les projections de motifs ondoyants qui viennent régulièrement rythmer le déroulement du drame. Et deux moments particulièrement forts : la libération provisoire des prisonniers qui apparaissent devant un mur lumineux qu’ils escaladent lentement, comme dans une vaine tentative de recouvrer la liberté. Et surtout l’apparition de Florestan surgissant, brisé, de son cachot… nouveau Saint-Sébastien dont le corps n’est pas percé de flèches mais entravé par des poutres disposées à cet effet par les geôliers.

La direction de Laurence Equilbey s’attache à souligner les moments forts, les « arêtes » du drame, sans éviter ici ou là certaines chutes de tension… Et pourquoi priver la « namenlose Freude » de l’élan jubilatoire attendu, ce duo constituant une brusque et inattendue trouée de lumière après presque deux actes entiers de noirceur absolue ? Le finale en revanche est enthousiasmant et lumineux à souhait, grâce également à un orchestre Insula en grande forme (mention spéciale aux cuivres, souvent à la peine dans cet ouvrage, mais aussi… au bruiteur Samuel Hercule, qui a réalisé en direct d’habiles illustrations sonores contribuant à élargir l’espace scénique et à créer efficacement différentes ambiances dramatiques) et au chœur accentus, dramatique et désespéré à souhait au finale du I, lumineux et jubilatoire à celui du II – et bravo aux deux prisonniers (leur nom ne figure pas dans le programme) pour leurs belles interventions lors du célèbre chœur du premier acte !

La distribution réunie est de première qualité. Anas Séguin est un noble Ferrando ; Christian Immler un Rocco très digne, vocalement et scéniquement, même lorsqu’il chante les vertus de l’or dans son air du I ; le timbre noir et la projection vocale de Sebastian Holecek  impressionnent en Pizzaro, dont il propose un portrait détestable à souhait. Le Jaquino de Patrick Grahl fait valoir un timbre frais et une ligne de chant châtiée qui semble prédisposer le jeune ténor à certains emplois mozartiens. Quant à Hélène Carpentier, elle confirme la très belle impression laissée par son Iphigénie rouennaise, avec une voix ronde et chaleureuse, projetée avec aisance, loin des timbres frêles et acidulés qu’on entend parfois dans le rôle de Marcelline.

Se produisant essentiellement à l’Irish National Opera, à l’English National Opera ou en Allemagne, Sinéad Campbell-Wallace est encore peu connue en France. Elle dispose d’une voix ample et richement colorée et aborde avec assurance la tessiture large de Leonore – et notamment les redoutables écarts de « Abscheulicher », en dépit d’un aigu trop bas sur le « erreichen » de la section lente. Pour que cette Leonore au demeurant très honorable touche pleinement, il faudrait dans l’interprétation vocale le même engagement, la même émotion que la chanteuse insuffle à son interprétation scénique, le chant demeurant un peu trop uniformément policé et neutre d’expression… De l’émotion, Stanislas de Barbeyrac en a à revendre. Sa première apparition est saisissante, avec un « Gott ! » attaqué, selon l’usage actuel, pianissimo avant d’enfler progressivement pour devenir un cri déchirant : un superbe crescendo qui n’a rien à envier à ceux de Jonas Kaufmann ou de Michael Spyres. Physiquement extrêmement crédible, le Florestan de Stanislas de Barbeyrac bouleverse vocalement, avec notamment un « In des Lebens Frühlingstagen » intériorisé, poétiquement phrasé, à l’émotion tout à la fois contenue et prégnante. Le rôle, difficile malgré sa relative brièveté, est parfaitement maîtrisé (tout au plus perçoit-on une légère fatigue sur les « Retterin » du finale) et constitue dans doute l’une des plus belles réussites au sein de la jeune carrière du ténor français.

Une belle soirée, extrêmement bien accueillie par le public, et qui confirme la possibilité de monter des opéras à la Seine musicale, pour peu que le metteur en scène sache jouer avec les contraintes du lieu.

Les artistes

Florestan : Stanislas de Barbeyrac
Leonore : Sinéad Campbell Wallace
Rocco : Christian Immler
Don Pizzaro : Sebastian Holecek
Don Fernando : Anas Séguin
Marzelline : Hélène Carpentier
Jacquino : Patrick Grahl

Insula orchestra, dir. Laurence Equilbey
Choeur accentus
Mise en scène et scénographie : David Bobée
Assistant mise en scène : Nicolas Girard-Michelotti
Assistante scénographie : Léa Jézékiel
Création lumière : Stéphane Babi Aubert
Création vidéo : Wojtek Doroszuk

Le programme

Fidelio

Opéra de Ludwig van Beethoven, livret de Joseph Sonnleithner et Georg Friedrich Treitschke, créé à Vienne le 23 mai 1814.

La Seine Musicale, représentation du mercredi 18 mai 2022.