Pour l’édition 2022 du festival d’Aix-en-Provence, le Mozart sélectionné est Idomeneo. Confiée à l’ensemble Pygmalion dirigé par Raphaël Pichon, et au metteur en scène Satoshi Mihagi, sa réalisation transfère les destinées sacrificielles d’une Crète mythologique vers celles du Japon en 1945. Las … le spectateur peine à embarquer sur ce transfert. La froide beauté des « tableaux » lumineux ne peut se substituer à l’humanité que Mozart accordait au roi Idomeneo, à son fils Idamante et la belle princesse troyenne, au peuple crétois.
Un transfert culturel figé
Cet opera seria, commande du Théâtre de Munich en 1781 sur un livret de l’abbé Varesco (d’après Crébillon), est magnifiquement honorée par Mozart. Il y tire notamment profit des excellents musiciens de l’orchestre (Ecole de Mannheim) tout en s’émancipant des lois contraignantes du genre … et de la tyrannie Salzbourgeoise.
Pour recontextualiser la vengeance de Neptune contre les Crétois et leur roi Idoménée, Satoshi Miyagi (mise en scène) propose un transfert culturel atypique, soit celui vers les ravages opérés par la bombe d’Hiroshima en 1945. Selon son interview (programme), « l’être humain n’a pas changé : il est tourmenté et souffre des mêmes problèmes, il est trompé et trahi pareillement. » Aussi, pour dénoncer les souffrances de la guerre (dans l’opéra, après la guerre de Troie), met-il l’accent d’une part du côté du peuple – soldats japonais en rangers et treillis (choristes) – qui souffre du pacte sacrificiel consenti par Idoménée à Neptune, pour sauver sa peau. D’autre part, sur les ombres dansantes des morts anonymes (civils d’Hiroshima), prisonniers enflammés dans les cages de verre selon le procédé stylisé de lanterne magique. La mobilité permanente d’éléments de scénographie (Junpei Kiz) éclaire les péripéties du drame sous la voute nocturne du Théâtre de l’Archevêché. Les podiums de verre tournoyant sur un centre désespérément vide symboliseraient-ils la vacuité de ce dédale crétois, ceint de sobres panneaux coulissants, parfois animés d’ombres expressionnistes ? Pour la scène du monstre marin destructeur, ces panneaux reflètent la géante estampe rougeoyante de Fire. Hiroshima Panels II (1950) du couple Maruki : la barbarie devient explicite. La stylisation revient toutefois pour le tableau final lorsque d’immenses voiles (maritimes ?), tirées par le peuple depuis le manteau de scène, se métamorphosent en linceul des victimes. Beau tableau certes, mais à contresens de la concorde joyeuse qui conclue l’opéra, selon l’esthétique des Lumières.
Cependant, qu’en est-il des protagonistes ? Familier des mises en scène de la tragédie grecque et de l’épopée du Mahabharata (Avignon, 2014), Satoshi Mihagi choisit d’en poser les protagonistes comme des archétypes tragiques, vêtus de somptueux kimonos (les hommes) ou de robe de soirée (costumes de Kayo Takahashi Deschene). Ces archétypes s’adressent aux dieux (ils chantent face au public) plutôt que de dialoguer entre eux à propos des turpitudes traversées. Le désarroi du roi soumis au sacrifice de son fils, sa supplication adressée à Neptune, le don consenti du prince victime (Idamante), l’amour de la troyenne Ilia pour le prince du camp adverse, son interposition brisant le rituel sacrificiel : toutes ces expressions émouvantes sont ici déshumanisées. Juchées sur d’immenses podiums de verre (manœuvrés de manière invisible), ces icones mythifiées et hiératiques ne se frôlent jamais, ne se regardent qu’une fois, lors du second aveu amoureux du prince et de la troyenne. Ni leurs paroles d’action (récitatif) ni leurs sentiments (aria) ne peuvent s’extirper de cette gangue scénique qui rigidifie l’opera seria. Selon notre point de vue, le contresens dramatique vire au naufrage du spectacle, surtout sur la place aixoise …
En revanche, Electre, la princesse trahie, porte furieusement son propre ressentiment tout en symbolisant celui des crétois. Comme lui, être de chair et de sang, elle foule le plateau au lieu d’habiter les podiums royaux. Aussi, les seuls épisodes émouvants du spectacle se concentrent soit sur ses arie de furie, Reine de la nuit en puissance, soit sur les sublimes interventions chorales du peuple. Même la voix de l’oracle, surgie d’une radio des années 1940, n’impressionne guère (si ce n’est vocalement), elle qui est sensée représenter le moment historique du discours de l’Empereur japonais, le jour du bombardement américain.
Interpréter un opera seria mozartien
Cependant, la distribution de haut vol assume le beau phrasé mozartien avec élégance et nuances, si ce n’est avec la flamme d’un investissement spontané, au vu du parti pris scénique. Michael Spyres (Idomeneo), habituellement surinvesti, énonce sans conviction récitatifs et aria depuis son altier podium où il se doit de prendre la pose. Mobilisé par l’aria virtuose Fuor del mar (Hors des flots), le ténor détaille les vocalises de manière péremptoire, ce qui rend justice à ce beau rôle, dont le célèbre créateur (Anton Raaff) avait peiné à délivrer les richesses. Le choix d’incarner le prince Idamante (castrat à la création) par un mezzo-soprano est désormais familier : la vaillance d’Anna Bonitatibus dans l’aria introductive (Non ho colpa) est de belle facture sur tout l’ambitus sollicité et son art dans la cadenza est plus tard d’une maîtrise aboutie. En princesse troyenne Ilia, Sabine Devieilhe aurait pu émouvoir tous les auditeurs des gradins de l’Archevêché si sa position en hauteur (podium) ne mettait en danger le subtil équilibre avec l’orchestre en fosse. La souplesse des sons filés dans l’aria ouvrant le 3e acte (Zeffiretti lunsinghieri ) demeure le moment d’éternité de cette nuit aixoise. Electrisante Elettra, Nicole Chevalier maîtrise tant le recitativo accompagnato que l’aria di furore du dernier acte (D’Oreste, d’Aiace), dont le registre aigu et les gammes assassines magnifient la rage impuissante. C’est précisément dans ce rôle éprouvant que le festival de Salzbourg l’a découverte (2019). Si les seuls duo et terzetto de la partition déploient des trésors d’invention orchestrale, le Quartetto est une perle du 3e acte dans lequel les deux amoureux (Sabine Devielhe et Anna Bonitatibus) conduisent subtilement les lignes enchevêtrées.
Le ténor hollandais Linard Vrielink , dans le rôle du confident Arbace, fait montre d’une technique exceptionnelle de legato dans sa seconde aria (Se colà ne’fati è scritto), sans que l’émotion n’affleure cependant. Grand prêtre, le ténor croate Kresimir Spicer assure un long récitatif face à Idoménée, aussi altier qu’émouvant, le suppliant d’honorer son pacte pour stopper les ravages du monstre marin. Légèrement sonorisée, la voix de l’oracle (la basse grecque ), qui délivre Idoménée de son pacte et assure la concorde aux nouveaux régnants, est portée par la basse grecque Alexandros Stavrakakis, qui sait rivaliser avec les trombones.
En effet, sans conteste, les musiciens et choristes sont les gagnants du spectacle, aptes à s’exprimer sans souffrir de cette gangue scénique. Ne voulant probablement pas dépasser les 3 heures d’amplitude, le grand ballet du final esquisse seulement la Chaconne, ce qui prive l’auditeur de pages orchestrales éblouissantes, dignes des tragédies lyriques de Gluck. Cependant, l’œil est épargné si l’on se fie aux chorégraphies embryonnaires tentées sur la Marche du 1er acte (Akiko Kitamura). Le savoir-faire des instrumentistes et du choeur Pygmalion, dirigés par leur chef, Raphaël Pichon, donne toute sa voilure au projet mozartien de transgresser les lois de l’opera seria en lorgnant du côté de la réforme glückiste. L’ouverture quasi beethovénienne, les variations irisées des bois dans les arie, la puissance dramatique du recitativo accompagnato, plus présent que le secco (au piano-forte et violoncelle) sonnent avec justesse. C’est peut-être la pléïade de chœurs qui emporte toutefois la palme du spectacle, tant Mozart offre la quintessence de chaque instantané. Signalons notamment le chœur dédoublé entre femmes et hommes du 1er acte, dans lequel excellent les jeunes soprani solistes (Adèle Carlier, Anaïs Bertrand, Clémence Vidal), ainsi que les scansions véhémentes de la fuite face à la tempête (Corriamo, fuggiamo).
Un bien bel équipage donc, qui parvient difficilement à éviter le naufrage …
Ideomeo : Michael Spyres
Idamante : Anna Bonitatibus
Ilia : Sabine Devieilhe
Elletra : Nicole Chevalier
Arbace : Linard Vrielink
Grand prêtre : Kresimir Spicer
Voix de Neptune : Alexandros Stavrakakis
Orchestre Pygmalion, Chœur Pygmalion avec la participation du Chœur de l’Opéra de Lyon, dir. Raphaël Pichon
Mise en scène : Satoshi Miyagi
Décors : Junpei Kiz
Costumes: Kayo Takahashi Deschene
Lumières : Yukiko Yoshimoto
Chorégraphie : Akiko Kitamura
Idomeneo
Opera seria en trois acte de W. A. Mozart, sur un livret italien de l’abbé Varesco, créé le 29 janvier 1781 à l’Opéra de Munich.
Festival d’Aix en Provence, représentation du vendredi 08 juillet 2022
6 commentaires
Excellent compte -rendu, Sabine !
Mise en scène mythologique qui par ses détails symbolique tourne l’écoute et les yeux vers celle des héros et des dieux. La puissance de la tragédie est enfin rétablie. La scène est coupée en deux étages : la grandeur sublime et pure et sous elle, le peuple des souffrants et des damnés, tout l’horreur de la vie et de la guerre, le peuple prisonnier des blocs de verre se poussant sans issue dans un labyrinthe crétois, les silhouettes des morts et des souffrants qui hantent la hauteur des héros et des dieux, tandis que le mur rouge sang et de feu sert de fond lumineux mis véridiques aux récitatifs et aux arias : oui la tragédie nous est restituée
Je l’ai ressenti exactement comme toi Philippe. Superbe mise en scène. La catharsis fonctionne. Encore sous le charme.
Je partage totalement l’analyse du dernier commentaire. Le parti pris de la mise en scène rend justice à l’opera séria quand tant d’autres mises en scène plus conventionnelles échouent à le rendre moins statiques. Et je ne suis pas d’accord avec Mme TEULON-LARDIC concernant l’engagement des solistes si ce n’est concernant Linard VRIELINK qui n’émeut pas. Raphaël PICHON et Satoshi MIHAGI ont capté mon attention de bout en bout à la représentation du 13/07 et, comme notre commentatrice, je n’aurais pas refusé des prolongations avec une partie un peu plus consistante du ballet final.
A Première Loge, nous sommes toujours ravis de nous confronter aux avis des lecteurs lectrices : merci de vos réactions, Philippe Mengue !
Je comprends les intentions métaphysiques du parti pris de Satoshi Miyagi, celles que vous percevez. Mais, de mon point de vue, l’opéra n’est pas une tragédie parlée. Et les corps chantants en scène, l’expression musicale doivent être pris en compte, ce qui est dénié aux « héros du niveau haut » de cette scénographie et mise en scène.
En outre, si je lis entre les lignes de l’interview de Michael Spyres sur F. Musique (12 juillet, 8 h 30), le chanteur s’est senti contraint …
Je n’ai écouté l’opera que sur Arte en ligne, donc mes impressions sont peut-être faussées. Je soutiens néanmoins entièrement l’analyse de M. Philippe Mengue.