Le Grand Théâtre de Genève permet la redécouverte de L'Éclair, opéra-comique oublié d'Halévy.
Après le Grand Opéra (La Juive), place à l’Opéra-Comique avec L’Éclair, un charmant opéra-comique d’Halévy bien servi (en version de concert) par une équipe de chanteurs et de musiciens talentueux.
Un opéra-comique à l’écriture musicale raffinée
En février 1835, les répétitions de La Juive, qui doit être mise en scène le 23, ne sont pas encore terminées, mais le compositeur Fromental Halévy écrit déjà un nouvel opéra. Pas un grand opéra, mais un opéra-comique, avec des textes récités, quatre personnages seulement et un orchestre réduit. Et c’est une intrigue simple et naïve que raconte le livret de Jules-Henri de Saint-Georges et Eugène de Planard : l’histoire des amours de George, un Anglais, et de Lionel, un lieutenant de la marine américaine, pour deux sœurs, Henriette et la jeune veuve Mme Darbel. Ces amours sont compliquées par le fait que chacun d’eux est quelque peu indécis dans le choix de son partenaire, et rendues encore plus difficiles par la cécité temporaire dont souffre Lionel lorsqu’il est frappé par la foudre pendant un orage.
L’offre théâtrale de la capitale était très variée à l’époque, avec trois grands théâtres proposant des spectacles pour tous les goûts au grand public parisien : la salle Le Peletier de l’Académie Royale de Musique mettait en scène la tragédie lyrique et le grand opéra ; la petite salle de l’Opéra-Comique se spécialisait dans le genre qui, en alternant le parlé et le chant, cherchait à résoudre l’antagonisme qui avait opposé la tradition italienne à la tradition française (et qui avait abouti quelques décennies plus tôt à la Querelle des Bouffons) ; le Théâtre-Italien proposait Mozart, Cimarosa et surtout Rossini. Il n’est donc pas surprenant qu’un compositeur puisse travailler pour l’un ou l’autre théâtre en écrivant des œuvres de genres si différents.
L’Éclair a été créé le 16 décembre 1835 avec Jacques Offenbach dans l’orchestre comme violoncelliste. C’est un joli succès – il sera donné à Paris 214 fois jusqu’en 1899 – qui consolide la réputation acquise par Halévy quelques mois plus tôt avec La Juive. En trois actes, d’une durée d’environ une heure et demie, il se compose d’une ouverture et de treize numéros musicaux, dont trois duos, deux trios et deux quatuors, en plus de pièces solistes ou purement instrumentales. Certains numéros sont complexes et forment plusieurs sections, comme le n° 3 du premier acte qui comprend une grande aria, une barcarole et une prière.
Le but ultime d’Halévy dans L’éclair est de créer un divertissement musical savoureux pour ravir un public frivole mais connaisseur du bel canto. Le compositeur emploie ici des moyens musicaux bien différents de ceux du grand opéra, et reprend notamment certains aspects virtuoses du style de Rossini, mais malgré une certaine économie de moyens, son écriture musicale est raffinée et théâtralement convaincante. Par exemple, le souvenir de l’accident de Lionel est rendu par un orchestre produisant un effet grandiose, tandis que les courts interludes instrumentaux parviennent à peindre les changements d’atmosphère et de situation avec une grande efficacité, tout en soulignant les caractères des personnages. L’Éclair fait partie de ce genre léger et typiquement français qui, après avoir ouvert la voie aux chefs-d’œuvre d’Offenbach, a débouché au XXe siècle sur des joyaux tels que les œuvres en un acte de Ravel ou de Poulenc. Tout ceci explique le choix du Grand Théâtre de Genève de faire suivre La Juive (qui vient d’ouvrir la saison) de cet opéra-comique.
Une interprétation musicale de qualité
Exécutée en concert, l’œuvre est dirigée par Guillaume Tourniaire à la tête de l’Orchestre de Chambre de Genève, une quarantaine d’instrumentistes au son net et précis. La transparence est la meilleure qualité de la lecture de Tourniaire, un chef d’orchestre né en Provence qui a toujours fait preuve de curiosité pour les œuvres rares et a dirigé des premières mondiales d’œuvres généralement absentes du répertoire habituel. Grâce à sa direction, on a pu apprécier au mieux un titre un peu désuet mais qui eut beaucoup de succès en son temps.
Après la belle ouverture, qui affirme le ton léger de l’opéra, deux sopranos et deux ténors entrent en scène. Dans le premier duo des sœurs, nous décelons les différentes personnalités des personnages – et des interprètes. Eléonore Pancrazi est la sémillante Madame Darbel, et la voix de la soprano corse, riche en harmoniques et au timbre moelleux, exprime au mieux la sensualité de la sœur aimant les mondanités et pensant pour la dernière fois à se fixer (elle a déjà fait l’expérience du mariage, ayant été veuve dans sa jeunesse). L’agilité qu’elle déploie avec assurance reflète la joie de vivre et la gaieté du personnage. Claire de Sévigné, en revanche, incarne sa sœur Henriette, plus romantique et rêveuse, plus faible sentimentalement, au point qu’elle a besoin d’un « oracle », une lyre, qui réponde à ses incertitudes. La soprano canadienne s’exprime avec une belle ligne de chant et un phrasé approprié, sans la verve qui caractérise la première interprète.
La même différence s’observe avec les deux personnages et interprètes masculins. George semble tout droit sorti d’une comédie d’Oscar Wilde, et Julien Dran exprime parfaitement sa fatuité insouciante et son approche ironique de la vie avec une voix et une présence scénique efficaces, même s’il s’agit d’un spectacle sans décors ni costumes. On lui confie le final de l’acte I, qui décrit la tempête dans laquelle l’officier de marine américain perd temporairement la vue. Lionel est quant à lui le personnage clé de l’histoire, celui à qui l’auteur a destiné les pages les plus importantes, dont l’air de l’acte III « Quand la nuit l’épais nuage », qu’on entend parfois en récital et qui est la seule page célèbre de cette œuvre. C’est le spécialiste du bel canto Edgardo Rocha qui incarne le rôle. Malheureusement, il est tombé malade et est remplacé par un acteur pour les récit parlés. Le ténor uruguayen concentre ses efforts sur les pages les plus lyriques, et bien qu’il achève honorablement la performance, on sent qu’il est en-deçà de ses capacités et des exigences d’un rôle qui devrait briller par ses prouesses vocales : le personnage est ainsi incarné avec sobriété, de sorte qu’il acquiert un caractère plus rêveur qu’il ne devrait…
Cela n’a cependant pas gâché le plaisir d’écouter une œuvre qui mériterait d’être remise en scène. Une suggestion pour les programmations souvent un peu trop souvent prévisibles des théâtres ?… Le concert, en tout cas, a été enregistré et fera l’objet d’une publication en CD.
Mme Darbel : Eléonore Pancrazi
Henriette : Claire de Sévigné
Lionel : Edgardo Rocha
George : Julien Dran
Récitant des textes de Lionel : Leonardo Rafael
L’Orchestre de Chambre de Genève, dir. Guillaume Tourniaire
L’Éclair
Opéra-comique de Fromental Halévy, livret de Jules-Henri de Saint-Georges et Eugène de Planard, créé en 1835 à l’Opéra-Comique de Paris.
Représentation du 18 septembre 2022, Grand Théâtre de Genève