ALCINA enfin créée à Florence !
Superbe Alcina florentine, servie par une distribution et une mise en scène remarquables
Un spectacle éblouissant signé Damiano Michieletto, dans lequel triomphent, entre autres, Cecilia Bartoli et Carlo Vistoli.
Une infinie anamorphose
Il aura fallu 225 ans pour que l’Italie fasse connaissance avec l’Alcina de Händel – c’était le 19 février 1960 à La Fenice de Venise avec Joan Sutherland et Pier Luigi Pizzi à la mise en scène – et cette production d’Alcina donnée à Florence ces jours-ci constitue elle aussi un événement: c’est en effet la première fois que l’un des plus grands chefs-d’œuvre du théâtre musical est donné dans cette ville où naquit l’opéra il y a 424 ans. Fortement souhaitée par le surintendant et directeur artistique du Teatro del Maggio Musicale Alexander Pereira, Alcina se fait enfin connaître du public florentin, avec une production qui s’était imposée au Festival de Pentecôte de Salzbourg en 2019.
Dernier opus d’une « trilogie de l’Arioste » que Händel a composée en trois années successives, après Orlando (1733) et Ariodante (1734), Alcina peut être considérée « un traité de musique sur le merveilleux », comme l’écrit Gianluca Capuano dans un essai érudit publié dans le programme. C’est une œuvre qui reprend les concepts centraux de l’esthétique baroque, à savoir le merveilleux, l’exubérant, l’étonnant et le fantastique : « Dans l’île d’Alcina, aucune chose n’est en réalité ce qu’elle semble être, nous nous trouvons à l’intérieur d’une anamorphose infinie, avec cet infléchissement particulier de la perception qui, dans un tableau, conduit à représenter quelque chose par le biais d’une autre chose, grâce à par une distorsion de la perspective. […] Dans Alcina, Händel achève une sorte d’universalisation du baroque : il lui donne une forme qui, par sa rhétorique, parle aux gens de toutes les époques (c’est pourquoi on la considère comme une œuvre très moderne). Dans le même temps, Händel se concentre sur la psychologie humaine, « il est le Shakespeare de la musique, précisément en raison de sa capacité sans précédent à plonger dans les passions humaines et à les analyser ».
Prenons l’exemple l’héroïne éponyme : Alcina apparaît tout d’abord comme une femme amoureuse dans les deux arias de l’acte I ; à la fin de l’acte II, elle découvre la trahison de Ruggiero et réagit d’abord par une stupeur angoissée : c’est à ce moment que le public commence à éprouver de la pitié pour elle. Après le récitatif accompagné « Ah ! Ruggiero crudel, tu non m’amasti !« , la sorcière découvre qu’elle a perdu ses pouvoirs après avoir invoqué sans succès ses démons, « Ombre pallide, lo so, m’udite« . Au troisième acte, le drame de la femme est complet : la magie se retourne contre elle, elle est maintenant une femme amoureuse et abandonnée, et après une dernière tentative pour reconquérir son bien-aimé, ses derniers mots signent sa défaite totale : « Mi restano le lagrime« …
Un monde de dupes !
Le metteur en scène d’Alcina a donc à sa disposition une dramaturgie parfaitement conçue par le livret et la musique, et comme dans la plupart des opéras baroques, plusieurs interprétations sont possibles, toutes contemporaines. Damiano Michieletto construit sa dramaturgie à partir du mot » inganno » (tromperie), répété dans le livret pas moins de quinze fois. Le symbole de la tromperie est un grand écran de verre qui peut à la fois refléter une image ou révéler ce qui se passe de l’autre côté et qui, en tournant, permet de structurer l’espace scénique de manière à représenter les deux mondes : le réel, et le monde enchanté d’Alcina, ici propriétaire d’un hôtel où le temps est suspendu. La paroi vitrée sert également à souligner la dualité des personnages et des situations : ainsi, nous voyons à la fois le reflet d’Alcina et la décadence de la sorcière, vue comme une vieille femme décrépite ; ou encore la double fausse relation entre les couples Ricciardo-Morgana et Ruggiero-Alcina, lesquels répètent les mêmes gestes de chaque côté de la vitre. Paolo Fantin a fait des miracles en adaptant à la scène limitée du Zubin Mehta Hall la scénographie initialement prévue pour l’immense scène de la Haus für Mozart, réussissant à en préserver toute l’efficacité et l’intensité, voire à les renforcer encore.
Un peu comme la méchante reine dans Blanche-Neige, Alcina vit aussi à travers son miroir, àa partir duquel elle va et vient. C’est son instrument magique, et lorsque Ruggiero le brisera, rompant ainsi le charme, nous verrons une pluie de fragments de verre descendre lentement d’en haut, reproduisant l’effet magique de l’œil d’Archèus, l’installation de Forte Marghera conçue pour la Biennale d’art de Venise de cette année. Les costumes d’Agostino Cavalca, contemporains pour la cour d’Alcina, de l’époque de l’Arioste pour les chevaliers, les lumières rasantes d’Alessandro Carletti (qui accomplit un véritable exploit dans cette salle non équipée pour les spectacles), et les vidéos appropriées et jamais intrusives de Roland Horvath de RoCaFilm complètent visuellement un spectacle inoubliable.
Une mémorable exécution musicale
La partie musicale est tout aussi mémorable : la direction de Gianluca Capuano est tout simplement parfaite à la tête des Musiciens du Prince-Monaco, un ensemble de solistes jouant sur instruments d’époque dont on dmire le rendu sonore ainsi que la capacité à rendre justice à cette merveilleuse partition si variée : l’orchestre, dans Alcina, est si riche, si constamment surprenant qu’il n’est guère possible de le réduire à une simple « accompagnement » de la voix ! Capuano réalise la plus grande partie de ce que Händel a écrit : manquent seulement quelques lignes de récitatif et, au deuxième acte, l’aria d’Oronte ; au troisième, deux scènes sans importance sont supprimées et l’aria d’Alcina « Mi restano le lagrime » est reportée juste avant le chœur final. Les danses, que Händel avait incluses en raison de la présence de la compagnie de danseurs dirigée par Marie Sallé, engagée par John Rich pour Covent Garden, sont ici reproduites en bon nombre et efficacement chorégraphiées par Thomas Wilhelm. On a également conservé le personnage d’Oberto, un garçon qui cherche son père Astolfo transformé en bête (ici en arbre) que le compositeur avait inséré au dernier moment. Cela a permis d’admirer le talent légendaire des jeunes chanteurs autrichiens, représentés ici par les solistes du Wiltener Sängerknaben-Innsbruck.
Si, lors des représentations d’avril 1735 au Theatre Royal Covent Garden, on avait admiré deux vedettes de l’époque, Anna Maria Strada del Pò et le castrat Giovanni Carestini, à Florence, Cecilia Bartoli et Carlo Vistoli font revivre la splendeur des prime donne et chanteurs disparus, suscitant un enthousiasme assez rare chez le public italien.
Bartoli était venue pour la première fois à Florence au Théâtre de la Pergola en 1991 dans le Così fan tutte de Mehta/Sellars, puis était revenue en 2020 pour un concert hommage à Farinelli. Il s’agit de l’une de ses très rares apparitions dans les théâtres et les salles de concert italiennes. Le rôle qu’elle a abordé en 2014 à Zurich dans la production Antonini/Loy semble avoir été créé pour elle ! Le rôle ne manque pas d’agilité ou de prouesses vocales, mais se signale surtout par une forte intensité dramatique, et c’est précisément là que a chanteuse excelle, avec un usage inégalé des mots et avec une présence scénique qui a fait délirer le public – pourtant circonspect lorsque Alexander Pereira a annoncé avant la représentation que Cecilia Bartoli était indisposée mais qu’elle chanterait tout de même[1]…
Les réactions ont été tout aussi enthousiastes à l’égard de Carlo Vistoli, qui à chacune de ses apparitions sur scène, nous étonne par la qualité d’une voix extraordinairement belle et ductile – le rôle créé par Carestini constitue un défi pour quiconque na possède pas le bagage technique nécessaire -, liée à une interprétation du personnage particulièrement comlète, allant du lyrisme de pages rendues avec douceur et élégance à l’enchantement de « Mio bel tesoro, | fedel son io« , dans lequel il prétend adresser à l’enchanteresse des promesses d’amour qu’il adresse en fait à sa bien-aimée Bradamante, enfin reconnue. Il brille enfin dans ce morceau de bravoure et de virtuosité qu’est « Sta nell’ircana pietrosa tana | tigre sdegnosa« , tandis qu’avec « Verdi prati, selve amene » Vistoli rend merveilleusement la nostalgie qu’il éprouve comme malgré luipour ce monde enchanté qu’il s’apprête à détruire (un autre moment d’ambiguïté humaine dans le théâtre haendélien). L’expérience artistique qu’il a acquise avec les meilleurs metteurs en scène du moment – outre Michieletto : Carsen, Alden… – a conduit Vistoli à une maîtrise scénique peu commune parmi ses collègues chanteurs, il en a ici apporté la preuve.
Les autres interprètes sont eux aussi tout à fait excellents. Outre Bartoli, la seule autre chanteuse présente à Salzbourg est la mezzo-soprano suédoise Kristina Hammarström, une Ricciardo/Bradamante d’une grande douceur qui, cependant, doit faire face dans ‘Vorrei vendicarmi‘ à des agilités magistralement assumées. Pour ses débuts dans le rôle de Morgane, la soprano espagnole Lucía Martín-Cartón, jeune interprète accomplie spécialisée dans le répertoire baroque, a fait preuve d’une technique sûre et d’une expressivité séduisante dans le célèbre « Tornami a vagheggiar« . Les deux autres interprètes masculins, le ténor tchèque Petr Nekoranec (Oronte) et le baryton Riccardo Novaro (Melisso), étaient tout aussi convaincants.
Bref, ce fut une soirée mémorable, chaque aria étant accueillie par des applaudissements nourris, et des ovations sans fin se faisant entendre au rideau final. Il est toutefois surprenant que de nombreux fauteuils de l’auditorium soient restés vides et que seule la représentation du 24 octobre, celle dont les prix bénéficiaient d’un rabais de 50 %, ait affiché complet. Un signe clair des temps difficiles dans lesquels nous vivons…
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[1] La chanteuse a d’ailleurs dû annuler sa participation aux autres repésentations…
Pour lire cet article dans sa version originale (italien), cliquez sur le drapeau !
Alcina : Cecilia Bartoli
Morgana : Lucía Martín Cartón
Bradamante : Kristina Hammarström
Ruggiero : Carlo Vistoli
Oronte : Petr Nekoranec
Melisso : Riccardo Novaro
Oberto : Soliste du chœur de garçons Wilten/Innsbruck
Les Musiciens du Prince – Monaco, dir. Gianluca Capuano
Mise en scène : Damiano Michieletto
Chorégraphie : Thomas Wilhelm
Décors : Paolo Fantin
Costumes : Agostino Cavalca
Lumières : Alessandro Carletti
Video : Rocafilm/Roland Horvath
Alcina
Dramma per musica en 3 actes de George Frideric Haendel, livret d(?) d’après Antonio Fanzaglia, créé au Royal Theatre de Londres, Covent Garden le 16 avril 1735.
Firenze, Sala Zubin Mehta del Teatro del Maggio Musicale, 18 octobre 2022.