Armide de Gluck à l’Opéra Comique
Moins d’une quinzaine de jours après une Alcina incandescente donnée à la Cité des congrès de Nantes, Christophe Rousset plonge à nouveau dans la psyché d’une amoureuse abandonnée et dirige Armide de Gluck dans une version musicale proche de l’idéal. Dommage que la production scénique ne soit pas à la hauteur du rendez-vous.
Auprès de ma blonde, qu’il fait bon dormir
Les mélomanes qui se souviennent du spectacle scaligère de décembre 1996 où Riccardo Muti dirigeait Anna Caterina Antonacci et qui chérissent le coffret gravé par Marc Minkowski pour Archiv Produktion en 1999 avec Mireille Delunsch attendaient de longue date qu’une production scénique d’Armide de Gluck soient enfin présentée à Paris. C’est à l’Opéra Comique qu’il revient donc de pallier ce manque et de confier à Christophe Rousset et à Lilo Baur la réalisation musicale et visuelle de cet événement. Las, si le premier est à son affaire avec les pages composées par Gluck sur le livret mythique rédigé par Quinault pour Lully dès 1686, la seconde échoue malheureusement à produire des images qui imprègnent durablement la rétine du spectateur.
Armide ne manque cependant pas de points d’accroche : opéra des passions et de l’amour trahi, réflexion sur le pouvoir politique confié aux mains d’une femme et évocation de la rencontre entre l’Orient et l’Occident dans le contexte belliqueux des croisades, c’est une œuvre qu’il est possible de faire résonner avec certains sujets d’actualité dans un dialogue fécond entre le siècle des Lumières et le nôtre. Lilo Baur fait cependant le choix d’une narration linéaire, fidèle au livret mais finalement assez plate et intellectuellement peu stimulante.
Force est de reconnaître que les choix esthétiques de Bruno de Lavenère en matière de décors n’aident pas vraiment la dramaturgie de cette Armide à s’épanouir… Au premier acte, d’encombrants treillages noirs zébrés d’éclairs lumineux évoquent davantage l’architecture imaginée par Rudy Ricciotti pour habiller le MUCEM marseillais que les moucharabiehs d’un palais oriental. Aux actes suivants, le changement d’atmosphère et d’esthétique est radical : a contrario d’un premier décor faussement futuriste et stylisé, un arbre gigantesque d’un naturalisme obsolète est dressé au cœur de la scène et ne bougera plus, figeant le spectacle dans un dispositif statique et plutôt inélégant.
La même valse-hésitation se retrouve dans les costumes dessinés par Alain Blanchot. Si celui d’Hidraot, rebrodé d’or et de pierreries, évoque avec somptuosité celui d’un satrape oriental, la garde-robe du reste de la distribution laisse pour le moins perplexe. Les costumes et accessoires des croisés inscrivent indubitablement leurs personnages dans la réalité du Moyen Âge mais force est de reconnaître qu’on est plus proche de la sitcom Kaamelott que des enluminures médiévales. De même, les costumes en lambeaux des démons qui peuplent la Cour de la magicienne agacent par leur laideur et auraient mieux leur place dans un remake du clip de Michaël Jackson Thriller que sur la scène de la salle Favart. Seuls les atours de la Haine et d’Armide font vraiment preuve d’originalité et d’à-propos dramatique : robes palimpsestes, leurs traines semblent brodées de l’histoire de leurs victimes et perpétuent la mémoire des hommes tombés dans leurs rets.
En dépit de ces décors et de ces costumes qui plombent la dramaturgie, la metteuse en scène helvétique Lilo Baur sait produire et animer quelques jolis tableaux comme celui qui ouvre le spectacle durant lequel ses servantes terminent d’habiller Armide. Debout sur le podium qui lui sert de trône, hiératique comme une femme-statue que ses sujets viennent idolâtrer, la magicienne est souveraine avant même d’avoir ouvert la bouche. Les images qui concluent le spectacle sont elle aussi saisissantes : alors qu’Armide effondrée a ordonné aux démons de détruire le palais qui a abrité ses amours malheureuses avec Renaud, ses créatures s’effondrent une à une, foudroyée par les accords tempétueux qui claquent au même moment dans la fosse d’orchestre. Les lumières s’éteignent alors sur l’image d’une femme rendue à la laideur de la réalité désenchantée et à la solitude abyssale de qui a perdu l’être cher à son cœur.
Entre ces deux tableaux, ce sont surtout des images ternes et maronnasses, ni belles ni laides, qui se succèdent sur le plateau, provoquant un sentiment d’occasion manquée renforcée encore par les chorégraphies maladroites de trois danseurs sensés symboliser, selon le programme de salle, le cerbère à trois têtes qui garde le palais d’Armide (sic). Vouloir emprunter à la gestuelle de la danse baroque pour féconder une chorégraphie plus contemporaine est louable mais la greffe ne prend jamais vraiment, rendant plus flagrant encore le fossé béant qui sépare une production visuelle médiocre et une interprétation musicale de très grande qualité. Une scène du deuxième acte réconcilie cependant le temps d’une parenthèse enchantée la vue et l’ouïe du spectateur : c’est le moment musicalement sublime où, vaincu par les charmes d’Armide, Renaud s’assoupit sous les frais ombrages du jardin de la magicienne.
Comediante, tragediante
Les errements de la mise en scène de Lilo Baur sont d’autant plus douloureux que, musicalement, l’Opéra Comique est parvenu à réunir sur le plateau et dans la fosse une équipe d’artistes particulièrement investis pour servir au mieux la musique de Gluck et cette Armide si rarement donnée à Paris en version scénique.
Depuis sa participation en 1986 à l’anthologique Atys mise en images par Jean-Marie Villégier, et plus encore depuis le projet Tragédiennes qu’elle a mené avec Christophe Rousset dans les années 2000 sous la forme de trois récitals publiés chez Erato, Véronique Gens s’est forgé la réputation méritée d’une baroqueuse patentée, soucieuse de rigueur musicologique et interprète racée des grandes héroïnes tragiques des XVII et XVIIIe siècles. À son tableau de chasse qui compte déjà l’Armide de Lully et les principaux personnages féminins du catalogue de Gluck (Alceste et les deux Iphigénie), il manquait encore l’ensorceleuse Armide qu’elle incarne aujourd’hui avec une évidence dont personne ne pouvait douter. Parfaitement à l’aise dans un rôle qui sollicite essentiellement le medium de l’instrument et qui nécessite une parfaite diction des alexandrins classiques du livret très littéraire de Quinault, la soprano délivre d’un bout à l’autre de la soirée une magistrale leçon de style français où la beauté du chant n’interfère jamais avec le sens du propos. Véronique Gens est une diseuse qui réutilise à la scène la science exacte du mot qu’elle a appris en récital : de sa bouche s’écoule le flot élégant du français du Grand Siècle, des liaisons parfaitement placées et des diérèses idéalement articulées. Tragédienne autant que musicienne, elle compose une Armide d’abord hautaine et souveraine avant que le doute amoureux ne fasse vaciller ses certitudes et n’ouvre son cœur aux affres de la passion. Prisonnière de ce que Marcel Proust appelait si délicatement « les intermittences du cœur », elle fait évoluer son personnage par nuances subtiles jusqu’à l’acmé du dernier acte, dramatiquement et musicalement proche de l’idéal. Les supplications « Vous partez, Renaud, vous partez » sont délivrées avec une sincérité désarmante tandis que dans la dernière grande scène « Le perfide Renaud me fuit » Véronique Gens sait plier son timbre à toute une série d’émotions contradictoires qui passent par le désespoir, le regret, la colère et la furie, autant d’étapes indispensables pour espérer faire le deuil de l’amour illusoire qu’elle ressentait pour son amant. Les notes aiguës qui ponctuent cette introspection des sentiments trouvent toutes une parfaite justification dramatique et confirment quelle interprète précieuse et délicate est Véronique Gens au sein de cette génération des grands chanteurs français éclos avec la révolution baroque.
Moins idiomatique mais dramatiquement aussi engagé que sa partenaire, Ian Bostridge campe un Renaud viril à la voix large, sonore, presque surdimensionnée pour la salle Favart. De sa longue expérience du récital, surtout en langue allemande, le ténor britannique a lui aussi recueilli les fruits et même si une pointe d’accent trahi son anglicité, il est capable de liaisons piégeuses que bien des chanteurs francophones oublient de prononcer (dans la première scène de l’acte V, Ian Bostridge prononce « mo nespoir » comme un vrai titi parisien). Présent en scène durant les seuls actes II et V, il réussit néanmoins à colorer le personnage de Renaud d’une palette de sentiments qui vont de la fatuité à la docilité amoureuse jusqu’au moment où, grâce à l’aide de ses compagnons d’armes, il retrouve sa lucidité et la force d’abandonner Armide à qui il préfère les mâles accents de la gloire. La preuve enfin de l’adéquation de Ian Bostridge à l’esthétique gluckiste tient dans l’aisance avec laquelle il se coule dans les choix de tempi audacieux de Christophe Rousset : la ritournelle « Quand on peut mépriser le charme de l’amour » est délivrée avec aplomb, d’une voix pleine et virile.
Distribuer Edwin Crossley-Mercer en Hidraot est un luxe qu’ont su apprécier les spectateurs de cette Première ! Artiste en pleine possession de ses moyens vocaux, le baryton-basse franco-irlandais possède un timbre d’un velours sombre et une émission claironnante qui conviennent idéalement à l’oncle d’Armide préoccupé de sa postérité. Dans les ariettes « Je vois de près la mort qui me menace » et « Pour vous, quand il vous plaît », la noirceur moirée de son instrument confère autorité à son personnage et fait tout le prix des notes les plus graves que le chanteur va chercher au creux de sa poitrine sans jamais perdre en intelligibilité. Crédible par le seul enchantement de sa voix, le personnage d’Hidraot avait-il vraiment besoin d’être porté sur les épaules de ses serviteurs et de claudiquer comme un vieillard cacochyme ? Lilo Baur semble penser que oui.
Confié à la mezzo Anaïk Morel, le rôle de la Haine qu’Armide invoque au IIIe acte pour ne pas céder au charme de Renaud est lui aussi malmené par la dramaturgie qui en fait à tort une sorte de double de la Folie ramiste. Comment imaginer en effet que Lilo Baur ne connait pas la mise en scène de Platée qui fait les beaux jours du palais Garnier depuis déjà vingt ans ? Les costumes de la Folie et de la Haine semblent effectivement sortis du même atelier mais la comparaison s’arrête là. Composé pour une voix de mezzo, le rôle de la Haine sollicite effectivement des notes très tendues et une virtuosité qui poussent la jeune artiste dans ses retranchements. Sans démériter, Anaïk Morel peine cependant à suivre le tempo infernal imposé par le chef dans « Plus on connaît l’Amour » et l’émission s’affaiblit dans les notes les plus graves en partie couvertes par l’orchestre.
Au côté de ces têtes d’affiche, quatre jeunes chanteurs se voient confier plusieurs rôles et contribuent eux-aussi à la réussite musicale de cette soirée. Côté voix féminines, Florie Valiquette et Apolline Raï-Westphal apparaissent dès le début du premier acte en suivantes d’Armide. Complices et piquantes, leurs voix bien contrastées dialoguent élégamment et servent d’écrin aux premières interventions de Véronique Gens qui forme avec elles un séduisant trio. C’est cependant au IVe acte, lorsqu’elles prêtent leurs voix aux apparitions de Mélisse et Lucinde, que ces deux sopranos font le mieux valoir leurs individualités et le raffinement de leur chant.
Philippe Estèphe et Enguerrand de Hys complètent la distribution trois étoiles de cette Armide. Aussi dissemblables qu’on puisse l’être, ces chanteurs français attestent qu’il existe désormais une jeune génération d’interprètes baroqueux prêts à faire fructifier l’héritage de ceux qui leur ont ouvert la voie à la fin du siècle dernier. Sonore et convaincant dans la brève intervention d’Aronte « Ô Ciel, ô disgrâce cruelle », c’est surtout dans l’acte IV et le rôle d’Ubalde que le baryton Philippe Estèphe peut faire valoir une musicalité élégante, des aigus brillants et une impeccable prononciation des alexandrins classiques. Face à lui, le ténor Enguerrand de Hys est un sparring partner de grand luxe au timbre lumineux et au jeu d’acteur très fluide. D’abord intrigante, sa manière d’appuyer les consonnes sifflantes devient rapidement une identité vocale attachante et son chevalier danois s’impose dans la mémoire du spectateur comme l’une des belles découvertes de la soirée.
Dans la fosse de la salle Favart à la tête de ses Talens lyriques, Christophe Rousset assume crânement d’être l’un des meilleurs défenseurs de ce répertoire qui fait le pont entre le bel canto du premier settecento et l’épanouissement du classicisme mozartien. À l’Armide de Gluck, le Maestro impose dès l’ouverture des tempi inhabituellement rapides mais qui font d’autant mieux craindre le moment où la magicienne se laisse prendre au piège de ses propres sentiments. Flatteurs à l’oreille, ces tempi permettent surtout de créer des contrastes saisissants entre l’urgence des scènes dramatiques et la langueur des scènes plus élégiaques comme celles du sommeil de Renaud ou du chœur des Plaisirs du dernier acte. Christophe Rousset n’est effectivement jamais mieux à son avantage que dans ces ruptures de rythme et il peut compter sur les musiciens des Talens lyriques pour créer des effets musicaux saisissants comme lorsqu’ils parviennent à faire gémir leurs violons au moment le plus incandescent du drame.
Très sollicités par la mise en scène de Lilo Baur, souvent de manière un peu brouillonne, le Chœur des éléments ne cache pas sa joie de participer à ce nouveau projet scénique dans lequel il peut faire valoir l’homogénéité de ses pupitres et la rigueur millimétrée de ses interventions.
Au rideau final, Véronique Gens est la grande triomphatrice de la soirée, adoubée par le public comme l’une des meilleures interprètes de Gluck qu’on puisse entendre actuellement sur la scène baroque internationale. Dans l’euphorie de cette soirée de Première, l’équipe de production reçoit elle-aussi son lot d’applaudissements mais comment ne pas regretter qu’on n’ait pas préféré reprendre à l’Opéra Comique la production que Barrie Kosky avait conçue il y a quelques années pour Amsterdam plutôt que de prendre le risque d’un tel ratage ? À défaut de voir enfin à Paris une Armide tout à fait réussie, on se précipitera salle Favart jusqu’au 15 novembre pour entendre un spectacle musicalement enchanteur.
Armide : Véronique Gens
Renaud : Ian Bostridge
Hidraot : Edwin Crossley-Mercer
La Haine : Anaïk Morel
Aronte / Ubalde : Philippe Estèphe
Artémidore / le Chevalier danois : Enguerrand de Hys
Sidonie, Mélisse, Bergère : Florie Valiquette
Phénice, Lucinde, Plaisir et Naïade : Apolline Raï-Westphal
Les Talens lyriques, dir. Christophe Rousset
Chœur Les Éléments, dir. Joël Suhubiette
Mise en scène : Lilo Baur
Décors : Bruno de Lavenère
Costumes : Alain Blanchot
Lumières : Laurent Castaingt
Armide
Drame héroïque en cinq actes de Christoph Willibald Gluck, livret de Philippe Quinault basé sur La Jérusalem délivrée du Tasse. Créé à l’Académie Royale de Musique à Paris le 23 septembre 1777.
Opéra Comique, samedi 5 novembre 2022