À Bergame : l’édition critique de LA FAVORITE, dans un spectacle bientôt invité par l’Opéra de Bordeaux
L’édition critique et intégrale de La Favorite ouvre brillamment le Festival Donizetti 2022 de Bergame.
Un spectacle abouti tant visuellement que musicalement, que proposera l’Opéra de Bordeaux en mars prochain.
De L’Ange de Nisida à La Favorite
C’était le point fort du festival Donizetti 2019 : L’ange de Nisida avait été ingénieusement mis en scène par Francesco Micheli, le directeur artistique du festival, dans un théâtre Donizetti encore en restauration, avec un public disposé dans les loges fraîchement repeintes, l’action prenant place au parterre. L’ange de Nisida constitue la malheureuse première version de ce qui allait constituer plus tard une grande partie de la musique de La favorite (le théâtre parisien où L’ange de Nisida devait être présenté ayant fait faillite peu avant la création de l’ouvrage).
Voyez ici notre dossier sur L’Ange de Nisida, et là celui que nous avons consacré à La Favorite.
Petit Don Carlos – au demeurant… pas si petit que ça ! – par son cadre espagnol et la querelle entre le pouvoir monarchique et le pouvoir religieux qui oppose le roi de Castille Alphonse XI et Balthazar, supérieur du couvent de Saint-Jacques de Compostelle quant à l’engouement du roi pour Léonore de Guzman, La favorite est peut-être le plus français des opéras de Donizetti, un grand opéra typique avec quatre actes, un ballet, une intrigue où les affaires privées se mêlent à celles de l’État, les premières prédominant. Après Guillaume Tell de Rossini, c’est l’opéra italien qui a connu le plus de succès à Paris dans les années 1830-1840.
Bien qu’il ait souvent été joué en Italie dans sa traduction italienne, dernièrement, la version française semble avoir la préférence, comme c’est le cas pour Les Vêpres siciliennes et le Don Carlos de Verdi : ce sont des opéras dont la vameur est liée à un système de production et un contexte culturel différents, d’où la nécessité de conserver la langue originale afin de préserver leur spécificité. Donizetti était bien conscient des besoins des théâtres transalpins et, dans ses opéras français, il s’est habilement conformé aux goûts de ce public. Ce n’est pas seulement une question de ballet : les récitatifs et les arias sont écrits dans l’esprit de la « poésie théâtrale française », les crescendos et les cabalettes qui font fureur au sud des Alpes sont ici limités. C’est grâce à cette stratégie que « Monsieur Donizetti » a pu monopoliser la scène parisienne pendant des années, rachetant ainsi l’ostracisme dont souffrait l’opéra italien à l’époque de l’Ancien régime.
Riccardo Frizza : une lecture à la fois belcantiste et pré-verdienne
Tant Riccardo Frizza, qui dirige l’opéra, que Valentina Carrasco, qui le met en scène, montrent qu’ils tiennent compte de ces éléments. Le chef d’orchestre réussit à combiner deux engagements qui semblent contradictoires, mais qui pourtant doivent coexister dans la lecture d’une telle œuvre : mettre en valeur la préciosité et les détails instrumentaux d’une partition qui représente le sommet de la maturité du compositeur bergamasque, et en même temps prendre en compte le caractère grandiose et la conception unitaire d’une extraordinaire force théâtrale propre au grand opéra. Sous la baguette de Frizza, les arias s’envolent et les récitatifs dramatiques prennent une telle vigueur qu’ils semblent parfois préfigurer le théâtre de Verdi. L’alternance entre les différents lieux (couvent-palais-couvent), évidente visuellement, le devient également à l’oreille, les couleurs sonores permettant de distinguer les différents décors et les moments dramatiques de l’histoire. Notons également que le maestro brescian récupère un numéro ayant été coupé après les premières représentations et qui n’est présent que dans l’appendice de l’édition critique : il s’agit de la cabalette du duo entre Léonor et Alphonse, coupée pour des raisons politiques, le roi se déchaînant ici avec véhémence contre l’Église. Les ballets ont également été restaurés, mais nous y reviendrons à propos de la mise en scène.
Magnifique quatuor vocal
Le quatuor vocal sur scène ne pouvait guère être meilleur : Annalisa Stroppa prête son grand tempérament et son timbre particulier de soprano Falcon, plus proche donc du registre mezzo-soprano, à une Léonor de Guzman d’une grande intensité. La beauté du phrasé et la sobriété des accents confèrent à la figure de la femme malheureuse une élégance qui n’est pas toujours la principale qualité des autres interprètes de ce rôle. Javier Camarena est tout simplement étonnant : nous avons là un Fernand exceptionnel, non seulement pour les aigus qui émaillent une ligne de chant d’une rare perfection avec un naturel et une aisance incroyables, mais aussi pour la sensibilité avec laquelle il peint la mélancolie d’un personnage déchiré entre un désir religieux sincère et un élan amoureux moins contrôlable. Dans ce répertoire donizettien, le ténor mexicain s’avère presque inégalé.
L’Alphonse XI de Florian Sempey, qui était Don Fernando D’Aragona dans l’Ange de Nisida, est particulièrement méchant et perfide : le baryton – seul chanteur francophone, mais pour une fois la diction est soignée chez tous les interprètes – prête sa présence scénique dominante et son autorité vocale à la description de ce personnage complexe, tourmenté par des pulsions érotiques et des jalousies destructrices, qui entre en conflit avec le Balthazar d’Evgeny Stavinsky, qui contient en germes le presonnage du Grand Inquisiteur de l’opéra de Verdi presque quarante ans plus tard. Caterina di Tonno est comme toujours excellente dans le rôle bref mais important d’Inès, tandis qu’Edoardo Malletti est un Don Gaspar efficace. Le chœur de l’Opéra Donizetti est complété par le Coro Accademia Teatro alla Scala. Dirigé par Salvo Sgrò, le jeune ensemble se montre vocalement et scéniquement alerte en suivant les indications de Valentina Carrasco qui, avec les scénographes Carles Berga et Peter van Praet (qui signe également des éclairages) et la costumière Silvia Aymonino, monte un spectacle à ne pas manquer.
La vision de Valentina Carrasco
La metteuse en scène argentine ne cherche pas une alternative au grand opéra, mais tente plutôt de restaurer le genre ) sa manière, avec sa propre personnalité. Les jeux scéniques et les mouvements sont magistralement maîtrisés (notamment les mouvements des chœurs). Comme dans les « Saisons » des Vêpres romaines, il y a le moment troublant du « ballet », vingt minutes qui interrompent l’action mais qui, ici, s’intègrent parfaitement dans la conception de la metteuse en scèn. Voici donc le « harem » des anciennes favorites du roi – on peut imaginer comment le monarque/sultan de l’époque tenait en estime ses anciennes concubines : une vingtaine de vieilles dames, issues des maisons de retraite du quartier, ont ici leur moment de gloire en représentant les femmes oubliées par le roi. Plutôt qu’un véritable ballet, il s’agit d’une sorte de pantomime chorégraphiée par Massimiliano Volpini dans laquelle les vieilles dames passent le temps en évoquant le passé, en essayant des vêtements, en se maquillant, en faisant participer Léonor qui est venue leur rendre visite à des danses mélancoliques : ce sera aussi à coup sûr l’avenir de l’actuelle favorite… Même l’arrogant Alphonse est submergé par la foule des vieilles dames et sort meurtri, le visage couvert du rouge à lèvres des femmes en délire qui reviennent dans le final pour recevoir le corps mourant de Léonor, formant une sorte de « Pieta » d’une grande intensité émotionnelle. Un moment de grand théâtre, qui scelle un très beau spectacle.
Léonor de Guzman : Annalisa Stroppa
Fernand : Javier Camarena
Alphonse XI : Florian Sempey
Balthazar : Evgeny Stavinsky
Don Gaspar : Edoardo Milletti
Inès : Caterina Di Tonno
Un seigneur : Alessandro Barbaglia
Orchestra Donizetti Opera, Coro Donizetti Opera and Coro dell’Accademia Teatro alla Scala (chef de chœur Salvo Sgrò), dir. Riccardo Frizza
Mise en scène : Valentina Carrasco
Décors : Carles Berga et Peter van Praet
Costumes : Silvia Aymonino
Chorégraphie : Massimiliano Volpini
Lumières : Peter van Praet
La Favorite
Opéra en quatre actes de Gaetano Donizetti, livret d’Alphonse Royer and Gustave Vaëz, créé à Paris, Théâtre de l’Académie Royale de Musique, le 2 Décembre 1840.
Représentation du 18 novembre 2022, Teatro Donizetti, Bergame,
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