Opéra de Marseille : le charme inaltérable et nostalgique de L’AUBERGE DU CHEVAL BLANC…
Dans la décapante et déjantée production de l’Opéra de Lausanne, L’Auberge du cheval blanc revient à l’Opéra de Marseille… pour notre plus grand plaisir !
On connait le goût du directeur de l’Opéra de Marseille Maurice Xiberras pour l’opérette, lui qui, en haut de La Canebière, continue à tenir les rênes du théâtre de l’Odéon, l’un des derniers temples de l’Opérette en France ! Là-bas, l’opérette a droit de cité et le public, toujours très enthousiaste, a l’occasion d’assister à la reprise régulière des pépites du répertoire improprement qualifié de « léger ». C’est ainsi que nous y avons entendu, plusieurs fois en l’espace de quelques années… L’Auberge du cheval blanc !
Pour autant, programmer le chef d’œuvre de Ralph Benatzky place Reyer (et donc… en bas de La Canebière !), dans un théâtre où l’ouvrage n’avait plus été donné depuis 40 ans, relevait du pari ! En effet, même si l’on doit tout faire pour y remédier, la majeure partie du public de l’Opéra ne connait plus ces ouvrages et l’auteur de ces lignes ne s’est pas encore remis d’avoir entendu des spectateurs voisins, lors de cette deuxième représentation, s’étonner de cette Auberge dont ils n’avaient jamais entendu parler ! …C’est un fait avéré : des pans entiers du patrimoine musical européen sont en train progressivement de disparaître et la salle clairsemée de la représentation à laquelle nous avons assisté en constitue, hélas, un symptôme inquiétant[1].
Dans ces conditions, miser sur la production du marseillais Gilles Rico (un homme de théâtre qui partage son temps de travail entre mise en scène et université, fort d’un doctorat en philosophie médiévale obtenu à Oxford !) constituait le moyen le plus flamboyant pour montrer au public , et en particulier aux nouvelles générations, que ce genre, loin d’être désuet voire ringard comme on le croit trop souvent, a bien des choses à nous apprendre sur nos sociétés et nos manière d’être… bref, sur nous-mêmes ! Le tout en se faisant plaisir !
Une production somptueuse et… déjantée !
Sans revenir sur des éléments largement évoqués par la critique, l’année dernière, lors de la création à Lausanne, insistons tout de même sur l’intelligence du projet, totalement abouti, mêlant avec bonheur – et parfois subversion – le délicieux et nostalgique « entre-deux » du cinéma hollywoodien de l’âge d’or (ah, ces clins d’œil aux girls des films chorégraphiés par Busby Berkeley !), des grandes revues façon Ziegfeld Follies et des cabarets berlinois de la République de Weimar. On est ici face à un coup de maître qui, sans toutefois donner un cours magistral ni vouloir plus en dire que ce qu’une œuvre de pur divertissement n’a à montrer, entraîne le public dans un monde où, comme l’écrit Gilles Rico dans le programme de salle, « chaque personnage est vu à travers une lentille satirique » et où, « l’espace d’un séjour, les passions amoureuses se font et se défont, les désirs se réalisent, les plaisirs se consomment et les transgressions s’autorisent ». Oui, nous n’avions jamais vu, avant cette production, une Josepha si émancipée et, à l’occasion, si coquine, ni un Leopold le plus souvent entre détresse et désenchantement ayant à l’occasion recours aux paradis artificiels… Ici, Sylvabelle et Clara ne sont pas des godiches ni des oies blanches mais des jeunes femmes modernes, maîtrisant au besoin l’art du selfie et le verlan d’usage chez nos ados !
De même, si Napoléon Bistagne continue à utiliser un langage fleuri mâtiné parfois d’un semblant de patois provençal, l’Empereur n’a plus du tout ici les traits du vénérable François-Joseph mais, lors de ses transformations nocturnes en femme, trouverait davantage sa place dans le Cabaret de Kander et Ebb !
De cette production en tous points virevoltante, il nous faut citer les superbes costumes de Karolina Luisoni qui nous offrent une émouvante promenade dans le temps à travers une esthétique passant de Paul Poiret et de Florenz Ziegfeld aux cabarets underground et gays des années disco dont nous n’oublierons pas de si tôt le danseur- caniche au slip en satin rose tenu en laisse par sa propriétaire aux airs de dominatrice…Que dire enfin des lumières signées David Debrinay et des projections vidéo d’Étienne Guiol qui nous plongent dans des atmosphères Art déco voire dans des films RKO avec Fred et Ginger… ! Le bonheur, tout simplement.
Un plateau adapté et un chef survolté !
On aurait tort de penser que cet ouvrage, certes parfois plus proche de la Revue que de la grande opérette viennoise, ne nécessite pas des artistes rompus à l’art de la projection et de la prononciation. Sur ce plan, seulement, il faut avouer que le compte n’y est pas toujours et que le surtitre – en français ! – n’est pas un luxe inutile…Mais ne boudons pas trop notre plaisir car nous tenons ici une distribution à laquelle le propos scénique va comme un gant !
De l’Empereur – homme de pouvoir de toute époque – incarné par un impayable Francis Dudziak très fin-de-siècle, et un moment travesti en vieille aristocrate au porte cigarette télescopique toute droit sortie de Sunset Boulevard, au professeur Hinzelmann totalement dans la lune de Jean-Luc Épitalon en passant par le Célestin Cubisol, drolatique à souhait, de Guillaume Paire, les rôles de composition de ces messieurs sont au rendez-vous de la légèreté et du comique. On a évidemment plaisir à entendre sur la scène de l’Opéra de Marseille, Fabrice Todaro – inoubliable Zaza dans La Cage aux folles à l’Opéra de Nice il y a quelques années – qui compte à son tableau de chasse l’ensemble des rôles principaux de L’Auberge du cheval blanc ! Avec lui, le rôle de Piccolo, avec la gouaille qui le caractérise, devient presque du luxe…Si le Napoléon Bistagne de Marc Barrard en fait des tonnes dans ce rôle où triompha longtemps Fernand Sardou (on a souvent l’impression d’entendre la voix de l’ancien maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin !), le Guy Florès de Samy Camps nous ramène davantage, avec son côté latin lover un tantinet bellâtre, au côté caricatural du genre Opérette. Quant au rôle taillé sur mesure du maître d’hôtel Léopold, nous n’avons pas été totalement convaincu par la voix manquant souvent de projection et de clarté de Léo Vermot-Desroches, dans des tubes tels que son air d’entrée « Ah, mesdames et messieurs » ou « Pour être un jour aimé de toi », ni par l’interprétation qui pourrait, selon nous, être davantage aboutie.
Du côté de ces dames, le ton est donné par le numéro désopilant de fantaisiste de la bernoise Barbara Klossner alias Miss Helvetia, artiste que l’on croit non seulement échappée d’un cabaret berlinois expressionniste mais qui parvient à faire jodler – pas mal du tout ! – une salle conquise ! Si la voix de Clémentine Bourgoin ne restitue pas toujours le côté brillant de la jeune première, celle de Julie Morgane – elle aussi grande habituée de l’opérette au théâtre de l’Odéon – est parfaitement projetée et l’interprète donne à voir, comme souvent, un numéro d’artiste absolument désopilant ! Quant à Laurence Janot, dans des robes mettant parfaitement en valeur une esthétique zieutant vers les femmes fatales de l’entre-deux guerres – façon Zarah Leander -, elle prend évidemment possession de l’espace scénique, dès son entrée, et délivre avec son air « Ainsi va la vie » un moment de belle émotion, achevé en son filé pianissimo.
Aux numéros de danse parfaitement réglés par Jean-Philippe Guilois, qui permettent d’admirer non seulement le travail d’une équipe de jeunes artistes virevoltant dans tous les sens mais aussi celui des choristes maison qui participent à la performance collective, il convient d’ajouter l’exceptionnel travail accompli par le chef d’orchestre, Didier Benetti. Avec ce dernier, la pulsation rythmique monte soudain de plusieurs crans car ce chef, que l’on sait amoureux de ce répertoire souvent à son programme lors des soirées estivales de « Musiques en fête », sait faire danser – y compris sur des accents fox trot ! – son orchestre et établit une parfaite cohésion entre les diverses sections de la phalange et du plateau.
Public marseillais et d’ailleurs : il reste encore deux représentations pour cette chère Auberge du cheval blanc : courez-y amener vos familles !
Pour voir cette même production (avec une distribution différente) filmée à lausanne l’an dernier, cliquez ici !
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[1] Voyez à ce sujet l’édito de Stéphane Lelièvre (juillet 2021) : « Il nous faut de l’humour, n’en fût-il plus au monde ! »
Josépha : Laurence Janot
Sylvabelle : Clémentine Bourgoin
Clara : Julie Morgane
Kathi : Miss Helvetia
Zenzi : Perrine Cabassud
Bistagne : Marc Barrard
Léopold : Léo Vermot-Desroches
Florès : Samy Camps
Piccolo : Fabrice Todaro
Célestin : Guillaume Paire
L’Empereur : Francis Dudziak
Hinzelmann : Jean-Luc Épitalon
Mise en scène : Gilles Rico
Décors : Bruno De Lavenère
Costumes : Karolina Luisoni
Lumières : David Debrinay
Vidéos : Étienne Guiol
Chorégraphie : Jean-Philippe Guilois
Chœur de l’Opéra de Marseille, direction : Emmanuel Trenque
Orchestre de l’Opéra de Marseille, direction : Didier Benetti
L’Auberge du cheval blanc
Opérette en deux actes de Ralph Benatzky (1884-1957), livret français de Lucien Besnard et René Dorin, donnée pour la première fois au Grosses Schauspielhaus, Berlin, 8 novembre 1930.
Opéra de Marseille, représentation du 29 décembre 2022.