À la tête du Philarmonique et du Chœur de Radio France, Philippe Herreweghe dirige une Neuvième Symphonie de Beethoven intense et fervente
Il est certaines œuvres, et même certains compositeurs, que l’on se lasse de voir au programme des concerts classiques. Un exemple ? Comptez le nombre de Requiem de Mozart proposés en France sur une seule saison. Ou combien de fois sur une demi-décennie on vous offre une intégrale des symphonies de Brahms. Trop vues, trop entendues, si elles assurent le remplissage du tiroir-caisse, — et on entend à chaque fois la petite sonnerie qui autrefois accompagnait les transactions sur les caisses enregistreuses —, la répétition de ces œuvres se fait au dépend d’autres œuvres et d’autres répertoires, déclarés peu propices à la recette et promis à l’oubli, comme tout une partie du répertoire symphonique français du XXe siècle, en dehors du duo Debussy-Ravel.
Alors, lorsqu’on vous propose la Neuvième de Beethoven, monument intimidant du répertoire dont l’aura continue de briller malgré les siècles et les frontières, objet de tant de commentaires parfois hautement fantaisistes, tant de fois enregistré par tant de chefs prestigieux, dont le final est banalisé par son statut d’hymne européen, votre enthousiasme sera peut être mesuré. « Encore le vieux sourd » aurait dit ma cousine Colette, octogénaire qui pourtant a longtemps joué ses sonates pour piano et accompagné celles pour violoncelles avec amour. On se prend alors à rêver de se trouver au Théâtre de la Porte de Carinthie à Vienne en mai 1824 pour ressentir ce qui n’a pu être que l’immense choc du public devant cette œuvre réellement extra-ordinaire, comme sortie de nulle part, de par son langage musical, ses dimensions gigantesques, sa nomenclature orchestrale inhabituelle et son long final qui fait entrer la voix dans la symphonie, magistralement composée en dépit de la surdité de son créateur.
C’est ce sentiment que j’ai eu dès les premières notes de l’Allegro ma non troppo initial, devant cette musique familière qui retrouvait soudain sa virginité grâce au tempo resserré et incisif de Philippe Herreweghe, qui dirige sans baguette et impulse d’emblée son énergie à ces arpèges brisés descendants des cordes sur le tapis des cors et des clarinettes. Attentif aux changements de caractère de la musique, soulignant là le drame ou l’efflorescence lyrique d’une manière qui vous prend à bras le corps, Herreweghe vous embarque pour une traversée d’une seule bordée qui vous fait vibrer comme les membrures d’un voilier qui navigue au travers. Difficile de résister à cet appel impérieux et le public enfiévré ne s’y est pas trompé, applaudissant les deux premiers mouvements.
Je dois préciser que l’Auditorium de Radio France était plein et le chœur de Radio France était déjà en place, assis en demi-cercle derrière l’orchestre, participant par sa présence à l’élaboration du finale qui récapitule les motifs de la symphonie, comme les trombones ou le piccolo qui n’interviennent quasiment que dans ce mouvement. Dans le Scherzo, en italien badinage ou plaisanterie, espèce de chevauchée fantastique où le timbalier est à la fête, Herreweghe s’est plu à souligner l’humour des répétitions de certains motifs, encourageant l’orchestre par ses mimiques ou des mouvements de danse de l’ours, suscitant maints sourires chez les contrebassistes.
Après ces deux mouvements véhéments, les solistes firent leur entrée pour éviter le hiatus entre l’Adagio et le finale choral et se placèrent devant le chœur, manière de souligner la cohésion entre les voix et les instruments dans cette œuvre qui célèbre la fraternité. Dommage que mon voisin, peu sensible à la symbolique visuelle du concert, en ait profité pour consulter une fois de plus l’heure sur son portable et se retourner sur son fauteuil avec la grâce de l’hippopotame en rut. Modèle de bien des mouvements lents de la littérature musicale postromantique, Herreweghe prend cet Adagio dans un tempo assez allant, rappelant la scène au bord du ruisseau de la Pastorale, en élargissant un tant soit peu pour mettre en valeur les modulations vers des tonalités nouvelles et ayant bien soin de faire chanter son orchestre dans une prière ardente et parfois déchirante. De même, Herreweghe a fait chanter ses violoncelles et ses contrebasses à l’unisson dans la célèbre déclamation « selon le caractère d’un récitatif », qui ouvre le finale et qui annonce, plus loin, l’intervention du baryton, après l’apparition du thème de la joie.
Johannes Kammler, baryton, remplaçait Thomas E. Bauer, basse. Beau timbre sombre et charnu, Kammler a lancé avec autorité et douceur la grandiose péroraison chorale où le baryton et le ténor, Werner Güra, au timbre bien rond, se taillent la part du lion, laissant peu de place à la soprano Christina Landshamer et à la mezzo Wiebke Lehmkuhl pour s’exprimer en dehors des parties en quatuor. Il faut saluer la prestation du chœur de Radio France, magnifiquement préparé par José Antonio Sainz Alvaro, — et notamment ses sopranos et ténors bien souvent dans leur quinte aigue —, admirable d’unité, de présence, d’énergie et de ferveur dans les épisodes de musique turque, militaire ou religieuse. Au seuil de la nouvelle année, dans les temps troublés que nous vivons, l’espace du concert, Herreweghe et sa bande nous ont fait croire à la possibilité de cette joie et de cette fraternité que célèbre Beethoven et qu’ils en soient grandement remerciés.
Christina Landshamer, soprano
Wiebke Lehmkuhl, mezzo-soprano
Werner Güra, ténor
Johannes Kammler, baryton
Orchestre Philarmonique de Radio France, dir. Philippe Herreweghe
Chœur de Radio France, dir. José Antonio Sainz Alvaro
Symphonie n° 9 en ré mineur, opus 125
Symphonie chorale en quatre mouvements de Ludwig van Beethoven, pour grand orchestre, solos et chœur mixte, créée à Vienne le 07 mai 1824.
Auditorium de Radio France, représentation du Jeudi 5 janvier 2023