PÉNÉLOPE AU TERMINAL DES ARRIVÉES (Genève : Le Retour d’Ulysse dans sa patrie)

Grand Théâtre de Genève : Le Retour d’Ulysse dans sa patrie

Un belle soirée musicale, mais une lecture scénique entachée d’incohérences 

L’acmé du  » recitar cantando « 

En 1637, le premier théâtre public au monde est inauguré : il s’agit du San Cassiano de Venise où tout le monde, en payant un billet, peut assister aux représentations qui, jusqu’à présent, étaient l’apanage des cours princières. Au cours de la saison du Carnaval de 1639-40, toujours à Venise au théâtre des Santi Giovanni e Paolo, furent donnés Il ritorno d’Ulisse in patria de Claudio Monteverdi et la reprise de son Arianna. Trente-deux ans se sont écoulés depuis la  » fable en musique  » de L’Orfeo et ce nouveau  » drame en musique  » est tout autre chose : l’Orfeo était une œuvre encore imprégnée de la tradition de la cour, mais ici nous atteignons le point culminant de l’évolution du  » recitar cantando  » avec lequel Monteverdi donne vie aux personnages des livres XIII-XXIV du second poème homérique. Les moments de la rencontre d’Ulysse d’abord avec Télémaque, ensuite avec Pénélope suffisent à donner une idée du grand changement qui s’est produit sur la scène du théâtre en musique. Avec L’incoronazione di Poppea, sa troisième et dernière œuvre qui nous est parvenue, la genèse du mélodrame aura été achevée, avec le passage de la Renaissance à la musique baroque, et le sommet de ce nouveau genre aura été atteint.

Retour aux sources avec Fabio Biondi

Au Grand Théâtre de Genève, le compositeur de Crémone a été présent ces dernières saisons avec L’Orfeo en 2019-20 et L’incoronazione di Poppea en 2021-22, tous deux dirigés par Iván Fischer. Mais aujourd’hui, pour conclure la trilogie de Monteverdi, on fait appel à l’un des plus grands experts de la musique baroque, Fabio Biondi, qui dirige ici son Europa Galante. Biondi déclare sa prédilection particulière pour Il ritorno d’Ulisse in patria : « tous les doutes possibles sur l’authenticité de la partition et la qualité littéraire du livret sont maintenant dissipés, et l’efficacité, la densité expressive de la musique sont ici encore plus grandes que dans Poppea », affirme le maestro, qui travaille sans relâche à une édition fidèle à l’original. Après les premières versions orchestrées avec opulence, comme dans l’opéra du XVIIIe siècle, avec une génération de nouveaux interprètes – Curtis, Alessandrini, Dantone… -, on s’attache maintenant davantage à préserver le style original des opéras de Monteverdi : quand il n’y a pas d’indication précise des instruments, comme c’est le cas dans ses partitions qui n’indiquent que les lignes de chant et de basse continue, guère plus, on peut parfois avoir tendance à enrichir l’instrumentation sous l’emprise de l’horror vacui et trahir ainsi les intentions de l’auteur et la pratique d’exécution de l’époque…

À l’orchestre, une « sobriété aux mille couleurs »

La direction/reconstruction de Fabio Biondi se caractérise par une « sobriété aux mille couleurs », comme Christopher Park intitule son entretien avec le maestro dans le programme. Ainsi, le declamato des acteurs-chanteurs est préservé, c’est-à-dire la pureté et le sens du texte, l’hédonisme vocal des chanteurs étant encore assez éloigné des préoccupations de l’époque. Cela ne signifie pas pour autant qu’on ne puisse pas faire ressortir les trésors cachés dans la partition, et c’est le cas ici, avec des équilibres sonores parfaits, des mélanges instrumentaux raffinés, des couleurs suggérées par les instruments anciens, et les brillantes interventions solistes du Maestro au violon. Le tapis sonore soigné du continuo est confié à la harpe, au clavecin, au théorbe, à la viole de gambe, au luth et à l’orgue de chambre, tandis que les autres cordes, les bois et les cuivres interviennent dans les moments dramatiques, comme dans la scène prolongée du massacre des Proci. Mais c’est souvent le silence qui souligne les points de tension de l’histoire, comme la douloureuse reconnaissance d’Ulysse «Troppo incredula! Ostinata troppo!» Les sonorités choisies par Biondi tiennent compte du théâtre dans lequel l’opéra est joué : avec ses 1 500 places et son architecture, le Grand Théâtre n’est pas une salle vénitienne du XVIIe siècle avec ses cinq ou six instrumentistes ! Des flûtes à bec sont donc ajoutées aux refrains, les dieux et les personnages allégoriques sont accompagnés par quatre trombones baroques, les cordes sont doublées.

Un plateau vocal globalement satisfaisant

Dans les trois niveaux de chant exigés par l’opéra – le lyrique, le récitatif, le declamato – une distribution de spécialistes aux qualités diverses est engagée. Dans le rôle-titre, le ténor anglais Mark Padmore semble être celui qui a le plus de difficultés : s’il possède les qualités d’interprétation d’un chanteur particulièrement apprécié dans le répertoire du lied, sa voix montre des signes de fatigue, sa ligne de chant est irrégulière et fragmentée, sa diction est à la limite de l’acceptable… Tout cela est d’autant plus souligné par l’excellence du trio d’interprètes féminines. Pénélope trouve dans la contralto Sara Mingardo une interprète parfaite : le timbre et la couleur sombre de sa voix délimitent dans toutes ses facettes la noblesse douloureuse du personnage, le sens de la déclamation  est certain, comme dans le grand monologue du premier acte. La mezzo-soprano Giuseppina Bridelli interprète le triple rôle de Fortuna, Junon et Minerve avec une voix possédant une grande projection, une agilité précise et confiante et une présence scénique solennelle. Dans le bref mais intense discours d’Euriclea, ici encore plus réduit par l’absence de celui de l’acte I, Elena Zilio met en évidence la qualité de cette chanteuse qui n’entend pas vieillir et qui donne chaque fois une leçon d’interprétation : un véritable camée illuminant la scène par son intensité expressive et la solidité de ses moyens vocaux ! Inoubliable. Julieth Lozano, soprano, ne possède pas une grande projection vocale : même le mince ensemble instrumental parvient à couvrir sa voix par moments, mais elle a la sensualité adéquate pour incarner Amore dans le Prologue et ensuite Melanto, la jeune fille qui vit ses tourments amoureux pour Eurimaco avec une grande intensité. Glorieusement héroïque est le Télémaque du ténor Jorge Navarro Colorado, possédant un timbre lumineux et une confiance vocale affichée dans les deux monologues des deuxième et quatrième actes. Dans les autres rôles, les ténors Mark Milhofer (savoureux Eumeus) et Omar Mancini (sensible Eurymaque), la basse Jérome Varnier (Neptune) et le ténor Danzil Delaere (Jupiter) apportent de précieuses contributions. Les trois prétendants trouvent des interprètes pleinement efficaces en la basse William Meinert (Antinoüs autoritaire et Tempo dans le Prologue), le ténor Sahy Ratia (Anfinomo) et le contre-ténor Vince Yi (Pisander).

Le FC Bergman : un théâtre anarchique et visionnaire

Un autre groupe belge, après les Peeping Toms et leur version particulière de Dido and Æneas de Purcell ici à Genève il y a deux ans, s’attaque à la mise en scène d’opéra : en 2018, le FC Bergman, connu pour son théâtre anarchique et visionnaire, avait monté Les Pêcheurs de perles à l’Opera Vlaanderen ; il propose ici leur lecture de l’œuvre de Monteverdi.

Le collectif anversois a quitté le théâtre classique, attaché au texte, pour se lancer dans le théâtre visuel et expressif, soit un monde d’images plutôt que de dramaturgie proprement dite. Inspirés par le sentiment d’unité propre à une équipe de football (les initiales FC signifient Football Club) associé à l’hommage d’un grand cinéaste (Ingmar Bergman) décédé le jour même où ils cherchaient un nom pour leur groupe, Stef Arts, Marie Vinck, Thomas Verstraeten et Joé Agemans ont d’abord porté leurs spectacles dans des espaces inhabituels. Aujourd’hui au théâtre de Genève, ils célèbrent à leur manière la mythologie dans laquelle s’inscrit l’histoire du Retour d’Ulysse, une mythologie qui s’est pourtant éloignée des hommes. En effet, dans la pièce, les dieux n’apparaissent d’abord pas en personne, mais comme des éléments réagissant à l’environnement : Neptune est un distributeur d’eau qui parle par giclées, Jupiter une boîte de jonction électrique qui émet de la fumée et des étincelles. Ce n’est qu’à la fin qu’ils apparaissent dans les costumes imaginatifs de Mariel Manuel, mais c’est un peu décevant. Nous sommes en fait dans le terminal des arrivées d’un aéroport moderne, avec le grand tableau des vols – avec ici les noms de l’Amour, du Destin, du Temps -, une vue de la plage d’Ithaque, un escalator menant à l’étage supérieur et des rangées de sièges sur lesquels sont affalées trois femmes en noir : Pénélope, Euriclée et Mélanthe, cette dernière dans un séduisant déshabillé de soie connotant immédiatement la sensualité de la jeune fille. Sur le tapis roulant des bagages, Ulysse entre en scène avec ses souvenirs de voyage : l’œil de Polyphème, la pomme d’or de Pâris, la tête du cheval de Troie… Près de l’escalator, nous voyons une botte de foin et une chèvre que nous découvrirons être le fidèle compagnon d’Eumeus – rappelons-nous qu’un mouton avait été la vedette du spectacle de FC Bergman à Avignon il y a deux ans, Le Chant du mouton. Un autre animal sur scène est présent sur scène : le cheval qui ramène Télémaque à Ithaque dans un char coloré. Trop de bêtes…

L’environnement aseptisé de l’aéroport est ainsi rempli d’éléments mythologiques, de souvenirs. Il y a de nombreux gags que les metteurs en scène disséminent dans leur lecture, mais aussi des erreurs de dramaturgie, comme le fait de laisser les cadavres des Proci à la vue de tous pendant tout le cinquième acte après une scène dans le pur style « splatter », avec des flots de sang, qui a beaucoup amusé une partie du public. La lecture de FC Bergman a cependant sa propre logique lorsqu’elle met en évidence la relation différente entre les deux couples Mélantho/Eurimaque et Pénélope/Ulysse : le premier animé par les pulsions érotiques de la jeunesse, le second tristement vieilli. Après vingt ans d’absence, Pénélope et Ulysse ont du mal à renouer avec leur intimité, et le happy end final chanté par la musique et les voix est ici plutôt un triste épilogue dans lequel Pénélope, qui a connu la tentation des prétendants, jeunes, en forme, qui se présentent aussi nus pour gagner la réticence de la reine et où l’épreuve de l’arc était chargée de tension érotique, est finalement presque déçue par le retour d’un fiancé cruellement vieilli. Dans l’ensemble, cependant, l’invention du collectif belge manque de cohérence et accumule des éléments de façon désordonnée et anarchique, contrastant souvent fortement avec la musique. Autre élément en leur défaveur : c’est à sa demande que le personnage d’Iro a été éliminé et que certaines scènes ont été coupées.

La réticence de la chèvre à se présenter pour les salutations finales et un rideau qui ne voulait pas se baisser ont probablement prolongé la durée des applaudissements au-delà des intentions du public, qui a néanmoins célébré très chaleureusement les interprètes vocaux, en particulier les femmes.

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Les artistes

Ulysse / L’Humaine Fragilité : Mark Padmore
Pénélope : Sara Mingardo
Télémaque : Jorge Navarro Colorado
L’Amour / Mélantho : Julieth Lozano
Eumée : Mark Milhofer
Eurymaque : Omar Mancini
Euryclée : Elena Zilio
Junon / La Fortune / Minerve : Giuseppina Bridelli
Neptune : Jérôme Varnier
Jupiter : Denzil Delaere
Amphinome : Sahy Ratia
Pisandre : Vince Yi
Antinoüs / Le Temps : William Meinert

Chœur du Grand Théâtre de Genève, Ensemble Europa Galante, dir. Fabio Biondi
Mise en scène et décors : FC Bergman
Création costumes et accessoires : Mariel Manuel
Lumières : Ken Hioco
Dramaturgie : Luc Joosten
Assistant direction musicale : Luca Quintavalle
Assistant décorateur : Luc Galle
Direction des chœurs : Alan Woodbridge

 
Le programme

Il Ritorno d’Ulisse in Patria (Le Retour d’Ulysse dans sa patrie)

Dramma per musica en un prologue et trois actes de Claudio Monteverdi, livret de Giacomo Badoaro, créé au Teatro SS Giovanni e Paulo (Venise) en 1640.

Représentation 27 février 2023, Grand Théâtre de Genève