ROME : L’INATTENDUE RENCONTRE DE BARTÓK ET PUCCINI
Opéra de Rome – Bela Bartók, Le Château de Barbe-Bleue ; Giacomo Puccini : Il tabarro
Lancement d’un Triptyque recomposé sous la houlette du maestro Michele Mariotti : Il tabarro / Le Château de Barbe-Bleue
Dans le cadre des célébrations, l’année prochaine, du centenaire de la disparition de Giacomo Puccini, le teatro Costanzi se lance en collaboration avec le Festival de Torre del Lago dans un projet visant à séparer les trois ouvrages du célèbre triptyque (Il Tabarro, Suor Angelica, Gianni Schicchi) pour les associer à d’autres opéras en un acte du xxe siècle.
En attendant l’année prochaine la rencontre de Gianni Schicchi et de L’heure espagnole de Ravel puis, lors de la saison 2024/2025, de Suor Angelica et du Prisonnier de Luigi Dallapiccola, il revenait à la dramatique Houppelande (Il Tabarro) d’ouvrir le cycle en mêlant l’impressionnisme des eaux de la Seine magnifiée par le compositeur toscan à la succession des sept fameuses portes de la demeure de l’inquiétant châtelain telles que décrites dans la partition de Bartók.
Retour sur un projet stimulant sur le papier mais pas totalement abouti scéniquement.
Une production qui veut mettre en relief l’importance des symboles et qui se concentre sur le drame de l’incommunicabilité des personnages principaux
Violoniste de formation, le metteur en scène allemand Johannes Erath a donc répondu présent à la demande de Michele Mariotti, directeur musical de l’Opéra de Rome depuis novembre dernier, à l’initiative de ce projet de tryptique recomposé.
Faisant évoluer les artistes des deux ouvrages dans un ensemble impressionnant de volumes et de plateformes métalliques qui s’élèvent vers les cintres, la scénographie de Katrin Connan permet, dans Il Tabarro, aux deux amants Giorgetta et Luigi de se déplacer en hauteur sur plusieurs niveaux sans jamais se toucher tandis que dans Le château de Barbe-bleue, d’une façon plus compréhensible, ce dispositif scénique évoque les tours sombres de la demeure à l’intérieur desquelles évolue Judith dans son parcours.
Lors de l’air de Giorgetta « È ben altro il mio sogno » puis lors du duo enivrant des deux amants évoquant les souvenirs heureux de leur existence dans la banlieue de Belleville, ces volumes, soudain illuminés, nous ramènent aux constructions modernes de la ville-lumière, illustrée par des figurantes aux costumes faits de plumes rappelant les grandes revues parisiennes, plumes que l’on retrouve dans la robe revêtue par Giorgetta dans la scène finale, peut-être en signe de dernière tentative pour se rattacher à son rêve de vie impossible…
Comme l’évoque le metteur en scène dans l’entretien rapporté dans le magnifique programme de salle[1], Il Trittico décline une réflexion sur la mort dans trois de ses variantes : drame passionnel dans Il Tabarro , suicide dans Suor Angelica et farce mortuaire dans Gianni Schicchi.
La toile de fond de scène représentant, selon nous, le tableau L’Île des morts d’Arnold Böcklin, avec laquelle le rideau se lève sur le drame d’Il Tabarro, offre un aspect lacustre intéressant dans une partition où l’élément aquatique, tour à tour lancinant, inquiétant, suffocant, est omniprésent. Curieusement, le metteur en scène, passé ce lever de rideau, n’exploite pas suffisamment cette idée, pourtant symboliquement forte, alors même qu’il considère que l’œuvre de Puccini est beaucoup plus impressionniste et symboliste que vériste, ce en quoi on ne peut évidemment pas lui donner tort !
En outre, décider de transposer l’action d’Il Tabarro du milieu des mariniers de la Seine au monde du théâtre où le vocabulaire lié à la navigation est également symbole de superstitions diverses, peut surprendre le spectateur : qu’apporte ainsi à notre compréhension des rapports entre les personnages cette rangée de projecteurs éclairant la scène depuis les cintres ? De même, l’exécution de la petite valse des rues par un orgue de barbarie en coulisses ne permet ici qu’un bref instant à Giorgetta de danser maladroitement avec le Tinca – comme c’est pourtant prévu dans le livret -, laissant la réalisation de cette scène à quatre petites danseuses de ballet classique dont, curieusement, l’exécution achevée, l’une d’elles restera inanimée sur scène… puis réapparaitra dans Le Château de Barbe-bleue comme, peut-être, symbole de l’enfance perdue de Judith devenant femme à travers son passage d’une porte à l’autre ?
Si Johannes Erath a voulu judicieusement utiliser dans l’opéra de Puccini les symboles et certains des personnages de l’ouvrage de Bartók – les débardeurs de la Seine deviennent ainsi dans le deuxième ouvrage les serviteurs âmes damnées de Barbe-bleue, aux sourires inquiétants… – force est de constater qu’il laisse souvent le spectateur sans véritable fil conducteur.
En outre, si lors du duo entre Giorgetta et Michele, l’élément fluvial entre enfin en scène grâce à la vidéo de Bibi Abel, il est regrettable qu’un accessoire aussi important dans le dénouement du drame que la houppelande de Michele soit purement et simplement absent de la scénographie et soit remplacé par la toile noire de la barque, utilisée pour envelopper le corps de Luigi assassiné mais absolument pas pour le révéler à Giorgetta lors du dénouement final. On se prive ici, selon nous, d’un élément symbolique fort, même si l’image vidéo du visage déformé de Luigi flottant dans la Seine fait également son effet…
En revanche, la mise en scène de Johannes Erath n’adopte pas une lecture totalement symbolique de l’ouvrage de Bartók. Ici, l’espace scénique, réduit à la structure métallique précédemment évoquée, n’est pas encombré des éléments scéniques pas toujours utiles du premier ouvrage et permet davantage au spectateur de se concentrer sur le huit-clos qui se déroule…même si l’absence des sept portes n’aide pas toujours à comprendre aisément le déroulé de l’action.
L’aspect le plus intéressant de cette production demeure cependant la manière dont le metteur en scène parvient à dégager le point commun essentiel entre les deux œuvres : l’incommunicabilité entre les deux couples. C’est seulement ici, selon nous, que le spectacle décolle quelque peu et que l’on comprend mieux la raison pour laquelle Giorgetta est vêtue à la fin d’une robe à plumes et pourquoi elle se retrouve enfermer dans une cage. De même, Michele est, tout au long de l’ouvrage, muré dans un isolement scénique dont il ne parvient pas à sortir, y compris lorsqu’il chante avec Giorgetta… mais dos à dos. Dans Le château de Barbe-bleue, l’incommunicabilité tourne également à la violence réciproque des deux conjoints, et pas simplement à celle de Barbe-bleue envers Judith comme le laisse parfaitement percevoir l’obsession de l’épouse à vouloir tout connaître de la vie passée du prince, sans jamais lui accorder véritablement sa confiance.
Deux ouvrages unis dans la modernité par la direction d’orchestre flamboyante de Michele Mariotti et par une distribution de haut niveau
Dès les nappes sonores à l’impressionnisme épuré que dégagent les cordes de l’orchestre de l’Opéra de Rome, on sait que Michele Mariotti va nous entraîner avec lui dans une grande soirée musicale, parcourue, dans le premier ouvrage, par l’onde musicale continue et uniforme du fleuve qui est celle du temps et, dans le second, par des harmoniques commençant et se terminant dans la tonalité déroutante de fa dièse et usant des mêmes cellules thématiques pour personnifier musicalement deux personnages, pourtant si opposés psychologiquement. La manière dont le nouveau directeur musical de l’orchestre de l’Opéra de Rome parvient à ciseler dans les moindres détails ces deux partitions et à en dégager tout à la fois la richesse mélodique et l’étonnante modernité nous a totalement fasciné. En outre, et ce n’est pas la moindre qualité d’un chef dans ce type d’ouvrages du début du xxe siècle, les solistes ne sont jamais couverts par un Michele Mariotti attentif tout autant à la fosse qu’au plateau, même dans les moments où les climax orchestraux sont les plus intenses.
Le plateau vocal réuni est d’une totale homogénéité et parvient tant bien que mal à épouser la conception scénique de Johannes Erath. Comme souvent chez Puccini, les seconds rôles offrent des traits de caractère intéressants et quelques beaux moments vocaux, du Tinca et du Talpa de Didier Pieri et Roberto Lorenzi à la Frugola scéniquement et vocalement convaincante d’Enkelejda Shkoza. Comme on le sait, la réussite d’Il Tabarro repose évidemment sur les trois principaux protagonistes. En Luigi, Gregory Kunde confirme, à 69 ans, qu’il demeure l’un des cas de transformation vocale les plus exceptionnels des quarante dernières années. Même si l’incarnation scénique demeure assez peu développée, le ténor américain – qui chante le rôle pour la première fois – délivre un « Hai ben ragione » d’anthologie puis un duo avec Giorgetta absolument irrésistible de puissance et d’intensité. Evoluant vocalement désormais un cran en dessous, le Michele de Luca Salsi nous a cependant agréablement surpris : plus adaptée que dans ses récents emplois verdiens, la voix du baryton parmesan nous a paru ici mieux faire face aux exigences de la musique et de l’action dramatique qui font en particulier de son air final « Nulla !..silenzio !... » un authentique moment de théâtre chanté.
Venant parachever ce trio, Maria Agresta effectue en Giorgetta une prise de rôle remarquable. A ce stade de sa carrière, la voix de la soprano italienne trouve dans le lirico spinto ample de ce rôle de femme passionnée et sensible un emploi taillé sur mesure. Sans jamais forcer un organe naturel à la couleur lui permettant d’oser aujourd’hui des incarnations remarquées en Adriana Lecouvreur ou Maddalena de Coigny, Maria Agresta émeut plus d’une fois dans les phrases de son air « È ben altro il mio sogno » et dans son duo avec Michele, le moment le plus bouleversant de la soirée. Assurément un rôle à continuer à fréquenter, sans doute dans une mise en scène mettant davantage en valeur ce si beau personnage.
Dans Le château de Barbe-bleue, on est avant tout frappé par l’engagement scénique de la mezzo-soprano hongroise Szilvia Vörös qui donne au personnage de Judith un relief vocal certain dont, outre la langue, la chanteuse maîtrise l’ensemble des nuances et l’exigence de projection. Si l’on a connu Mikhail Petrenko plus engagé dans ses emplois – on songe en particulier à sa participation à la tournée du Mariinsky dans un époustouflant Ring à la Philharmonie de Paris il y a quelques années – on se doit de reconnaître au baryton-basse russe une puissance vocale qui continue à forcer l’admiration, y compris dans un rôle qui passe dans tous les cas au second plan derrière celui de Judith.
Malgré une dimension scénique qui aurait pu être plus aboutie dans Il Tabarro, un spectacle qui aura mis en évidence l’intérêt avéré de mise en parallèle des deux ouvrages et la stimulante vision musicale d’un chef et d’une distribution à la parfaite homogénéité.
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[1] Dans une période où les programmes des maisons d’opéra sont de plus en plus inexistants ou peu utilisables, il convient d’insister sur l’intérêt des programmes de l’Opéra de Rome : 208 pages comprenant livret intégral, articles de fond, analyse historique et musicologique, riche iconographie sur l’ensemble des productions des deux ouvrages au teatro Costanzi depuis la création. Quel beau travail !
Il Tabarro
Michele : Luca Salsi
Luigi : Gregory Kunde
Giorgetta: Maria Agresta
Il Tinca : Didier Pieri
Il Talpa: Roberto Lorenzi
La Frugola : Enkelejda Shkoza
Un vendeur de chansons ambulant : Marco Miglietta
Un couple de jeunes amoureux : Valentina Gargano / Eduardo Niave
Le château de Barbe-bleue
Judith : Szilvia Vörös
Barbe-bleue : Mikhail Petrenko
Orchestre de l’Opéra de Rome, direction : Michele Mariotti
Chœur de l’Opéra de Rome : Ciro Visco
Mise en scène : Johannes Erath
Scénographie : Katrin Connan
Costumes : Noëlle Blancpain
Lumières : Alessandro Carletti
Conception vidéo : Bibi Abel
Il Tabarro
Opéra en un acte de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Adami d’après La Houppelande de Didier Gold, créé au Metropolitan Opera de New York le 14 décembre 1918.
Le château de Barbe-bleue
Opéra en un acte de Béla Bartók, livret de Béla Balàzs, créé à Budapest le 24 mai 1918.
Rome, Teatro Costanzi, représentation du jeudi 6 avril 2023