Bernard Foccroulle fait du Journal d’Hélène Berr un poignant monodrame lyrique

D’avril 1942 à février 1944, Hélène Berr, jeune étudiante juive, tient un journal dans lequel elle raconte son quotidien dans Paris occupé, puis son arrestation et son internement au camp de Drancy : c’est là que le journal s’interrompt brutalement, peu avant sa déportation à Auschwitz. 
Le 15 février 1944,  la jeune femme mourra dans le camp de concentration de Bergen-Belsen, sous les coups d’une de ses gardiennes : atteinte du typhus, elle n’avait pu se lever à temps pour l’appel…

Bouleversé par la lecture de ce journal, le compositeur belge Bernard Foccroulle s’empare du texte et l’adapte de façon à le transformer en monodrame lyrique pour voix, piano et quatuor à cordes. L’œuvre, créée au Trident à Cherbourg le 3 mai 2023, vient d’être donnée aux Bouffes du Nord, devant une salle comble et visiblement émue.

Les textes retenus par Bernard Foccroulle forment un diptyque que sépare le troisième mouvement du Quatuor à cordes n°15 en la mineur de Beethoven, une des œuvres jouées par Hélène et ses amis lorsqu’elle était étudiante. (Le Journal contient de nombreuses allusions et citations musicales : ainsi est évoqué également le lied « Ich hab’ im Traum geweinet », que le compositeur intègre naturellement à sa partition). La seconde partie de l’œuvre, très sombre, ne cache rien de l’horreur des massacres, de l’arrestation, de la déportation… La première, par l’évocation des petits riens du quotidien (une douleur au doigt, un amour qui s’éteint, une soirée entre amis où l’on déguste une glace) offre un contraste saisissant avec ce qui va suivre, même si plusieurs événements tragiques (le port de l’étoile jaune, l’arrestation du père) y annoncent déjà les horreurs à venir.

L’œuvre de Bernard Foccroulle préserve très heureusement le ton sobre et pudique qui est celui d’Hélène Berr dans son Journal, sans s’interdire pour autant quelques envolées lyriques (au demeurant également présentes dans le journal), par exemple lorsqu’Hélène évoque sa rencontre avec le jeune homme dont elle tombe amoureuse (et d’une manière générale à chaque évocation de ce jeune homme) : « Il s’appelle Jean ! », ni quelques pics dramatiques : les trois « Horreur ! » (sans doute une allusion à Macduff ? Hélène Berr préparait l’agrégation d’anglais…)  par lesquels s’achève le monologue d’Hélène (les toutes dernières répliques de l’œuvre seront prises en charge par les instrumentistes) glacent le sang. Il sont suivis d’une intervention du violoncelle, l’instrumentiste frappant les cordes de son archet : les sonorités ainsi produites évoquent alors le temps qui se fige – ou, peut-être, les battements d’un cœur qui menace de se rompre…

D’une manière générale, la musique reste souvent puissamment évocatrice : énigmatiques pizzicati qui annoncent l’horreur de la rafle du Vel d’hiv, accords abrupts et violents plaqués sur le discours évoquant la rafle, tandis que la voix, progressivement, se fait cri ; ponctuations cinglantes du piano sur le discours parlé énumérant les massacres perpétrés par les nazis… La musique prend même parfois une dimension quasi descriptive lorsqu’il s’agit d’évoquer les violentes rafales d’une pluie d’orage, ou de proposer un équivalent sonore à « l’harmonie des couleurs du paysage qui s’étend devant [Hélène] ».

Vocalement, la partition est très exigeante. Elle fait alterner voix parlée et voix chantée (nulle forme de Sprechgesang cependant, les frontières entre parole et chant restant toujours bien définies). Le recours à la voix parlée y est extrêmement fréquent, bien plus que dans les formes musicales qui la sollicitent habituellement (tel l’opéra-comique). Qui plus est, la voix parlée, à la façon des mélodrames, intervient sur un accompagnement musical, ce qui nécessite de la part de l’interprète une projection vocale efficace – et techniquement différente de celle propre au chant. Le rôle d’Hélène nécessite donc de grandes qualités techniques (passage de la voix chantée à la voix parlée, mais aussi large ambitus sollicitant les notes extrêmes de la tessiture de mezzo : l’aigu dans le dernier « Horreur ! », le registre grave dans l’évocation sinistre des cadavres jetés dans la fosse sur lesquels on jette de la chaux vive…), une réelle endurance (la mezzo reste seule en scène pendant environ 1h20) mais aussi bien sûr une grande sensibilité et un talent d’actrice ; autant de qualités que possède Adèle Charvet, très investie dans son personnage – et chaleureusement applaudie à l’issue du concert comme d’ailleurs l’ensemble des musiciens, tous parfaitement investis dans la (quasi) création de cette œuvre poignante.

Un  spectacle fort, émouvant – et nécessaire en ceci qu’il participe à l’indispensable devoir de mémoire. L’œuvre sera reprise la saison prochaine à l’Opéra du Rhin, avec les mêmes artistes mais dans une version scénique (mise en scène de Matthieu Cruciani, co-directeur de la Comédie de Colmar ; costumes de Thibaut Welchlin).

Les artistes

Hélène Berr : Adèle Charvet

Jeanne Bleuse, Piano
Quatuor Béla :
Julien Dieudegard,
Violon
Frédéric Aurier, Violon
Julian Boutin, Alto
Luc Dedreuil, Violoncelle

Le programme

Le Journal d’Hélène Berr

Monodrame lyrique pour voix, piano et quatuor à cordes de Bernard Foccroulle, livret adapté du Journal d’Hélène Berr par le compositeur, créé au Trident à Cherbourg le 3 mai 2023
Paris, Bouffes du Nord, représentation du lundi 2 juin 2023