Samson et Dalila en Avignon : Une formidable réussite collective !
Il est des soirées qui resteront gravées au cœur de souvenirs lyriques pourtant nombreux, voire prestigieux. C’est le cas de ce Samson et Dalila que proposait l’Opéra d’Avignon pour deux représentations.
Dès les premières notes, l’orchestre nous cloue sur notre fauteuil par le ronflement des contrebasses, le mystère et le drame insufflés dans la pâte sonore d’un Orchestre National Avignon-Provence chauffé à blanc. Et la plainte du chœur ouvrant l’œuvre (« Dieu d’Israël ») est proprement déchirante. Car d’emblée, le chef Nicolas Krüger nous empoigne et sa direction, précise, inspirée, nous emporte, installant une tension dramatique sans un moment de faiblesse. Il sut faire entendre tout ce que l’œuvre doit à Wagner, faisant du dernier acte un crépuscule bien particulier.
Il y a des symboles qui ne trompent pas : à la fin de la soirée, le rideau à peine tombé, tous les musiciens se sont mis à applaudir leur chef, sourire aux lèvres. La salle était au diapason.
Car grondant, s’épanchant, débordant d’un vrai lyrisme lors des grands airs, portant la fameuse bacchanale du 3e acte à incandescence, les musiciens étaient galvanisés. Tous : quelles clarinettes, quels cors ! quelle homogénéité des cordes ! et la harpe, et les percussions… Nicolas Krüger s’est approprié la partition et toute l’équipe, galvanisée, était au diapason.
Car ce qui frappe dans cette production, c’est bien un incroyable travail d’équipe. Avec une spécificité : les chœurs sont renforcés par la présence de nombreux figurants, personnes à mobilité réduite (dont certains en fauteuil roulant), enfants, amateurs… cela dans le cadre de l’opération Opéra Citoyen[1] rendant visibles ceux que l’on ne veut pas voir et qui forment ici le peuple d’Israël ou celui des Philistins.
Formidables d’intensité, de présence scénique, impressionnants lorsqu’ils furent disposés en haut du théâtre (« Samson, qu’as-tu fait de tes frères ? »), les chœurs avaient pour eux un autre atout : Paco Azorin, le metteur en scène et décorateur, a su les faire bouger avec force et naturel sur un plateau nu dont on pouvait, dès le début, se questionner sur son éventuel remplissage. Choix ou économie de moyens ? Qu’importe ici, lorsque l’imagination est au pouvoir, que l’invention et la créativité se mêlent pour occuper tout cet espace de façon toujours pensée, intelligente et dramatiquement en situation.
La réussite est totale. Policiers maniant le tonfa en terrorisant les hébreux, enfants des Philistins arrachés à leurs parents pendant le trio de la fin du troisième acte, partout la violence en action. Ces lettres formant le mot Israël, marquées d’empreintes sanglantes, élément clé du décor a minima, utilisées durant tout le spectacle, font sens en suivant l’évolution du drame biblique. Les éclairages de Pedro Yague n’y sont pas pour rien. Et l’apport de la vidéo n’a rien ici d’un gadget à la mode.
Les images projetées font sens, créant d’abord une actualisation du conflit qui se joue entre les Hébreux et les Philistins. Comment, à écouter les violents conflits qui se jouent sur scène, ne pas songer à la désolation des guerres actuelles, évoquées en images comme lors de l’introduction orchestrale au chant de victoire des hébreux au premier acte ?
Mais le travail fouillé du vidéaste Pedro Chamizo ne s’arrête pas là. Il créée ainsi une ambiance poétique avec l’incrustation d’un soleil noir irradiant sur fond rouge au 3e acte, forte et pure image théâtrale. Il suit les acteurs grâce à la caméra de Charlotte Adrien en journaliste témoin muet sur scène, là encore sur une idée d’un Paco Azorin inspiré. Le choix de costumes colorés, contrastés, signés Ana Garay, ajoute à la cohérence d’ensemble comme au plaisir visuel.
Il est aussi des images d’une brutalité insoutenable. À la toute fin de la bacchanale, la mise en scène de l’exécution des prisonniers, décapités un à un, nous fait frémir d’horreur, alors que l’acte 3 dans son entier est nimbé d’un rouge sang glaçant.
Cela ne servirait à rien que le spectacle fourmille de tant d’images et d’idées si la distribution n’était pas à la hauteur de l’ensemble. Or celle-ci, totalement française (ce qui n’est pas superflu pour la bonne compréhension du texte), est parfaite, à commencer par les deux héros.
Femme fatale, Dalila, dont le nom signifie « la langoureuse », bénéficie du timbre exceptionnel de Marie Gautrot, qui est celui d’une vraie mezzo dramatique, cuivré, profond, bouleversant. Sa présence est majestueuse, tour à tour sensuelle ou cruelle, amoureuse ou furieuse. Elle vous happe, vous empoigne dès sa première intervention. Dans Mon coeur s’ouvre à ta voix, l’air phare de la partition, elle crée une douceur enjôleuse que l’on n’oubliera pas de sitôt. Maîtresse du deuxième acte, elle rugit, vénéneuse, dans le duo avec le grand prêtre (Il est à moi, c’est mon esclave), alors que la voix se fait caresse dans le duo suivant avec Samson, avant de déchaîner sa colère dans des moirures les plus sombres.
Une question nous taraude : avec sa voix et sa présence, comment se fait-il que Marie Gautrot, récemment rôle-titre de la Nonne sanglante à Saint-Etienne, ne soit pas plus employée sur nos scènes lyriques ? À quand Amnéris, Carmen ou… une autre Dalila ?
Quant à Samson, c’était une prise de rôle par le ténor belge Marc Laho. Il en a la vaillance dès son entrée (Arrêtez, ô mes frères), la musicalité (Vois ma misère hélas !) et l’abattage du héros biblique.
Le couple des amants est magnifié par les autres protagonistes, du Grand prêtre de Nicolas Cavallier, à la voix d’airain, à la présence terrible, au vieillard hébreu de Jacques-Greg Belobo, majestueux. Sans oublier les Philistins et l’Abimélech d’Éric Martin-Bonnet, d’une sinistre noirceur.
D’un espace théâtral vide au lever de rideau, Paco Azorin a su faire un monde grouillant, implacable, halluciné par l’amour et la guerre.
Inoubliable !
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Retrouvez Marie Gautrot en interview ici
[1] En coproduction avec le Théâtre de Séville et le Festival de Merida.
Dalila : Marie Gautrot
Samson : Marc Laho
Le Grand Prêtre : Nicolas Cavallier
Vieillard Hébreu : Jacques-Greg Belobo
Abimélech : Eric Martin-Bonnet
Messager, Philistin : Cyril Héritier
Premier philistin : Julien Desplantes
Deuxième Philistin : Jean-François Baron
Journaliste : Charlotte Adrien
Orchestre national Avignon-Provence, dir. Nicolas Krüger
Chœur et Ballet de l’Opéra Grand Avignon
Choeur de l’Opéra de Toulon
Mise en scène et décors : Paco Azorin
Costumes : Ana Garay
Vidéo : Pedro Chamizo
Lumières : Pedro Yague
Chorégraphie : Carlos Martos de la Vega
Samson et Dalila
Opéra de Camille Saint-Saëns, livret de Ferdinand Lemaire, créé (en allemand) à Weimar en 1877 (création française à Rouen en 1890).
Opéra d’Avignon, représentation du vendredi 10 juin 2023